samedi 10 février 2007

Passages vers l'extérieur indifférent

Recherche, samedi, d'une reproduction de l'affiche du film "l'Espoir - Sierra de Teruel" d'André Malraux, comme l'on conduit une enquête : les bouquinistes recommandent une halte à Cinéreflets, rue Serpente, ou bien à une librairie du Passage Jouffroy, près des Grands Boulevards. C'est là, après une belle déambulation, que l'objet est enfin trouvé - une reproduction tirée lors de la resortie du film il y a une vingtaine d'années, un original d'époque étant donné comme introuvable - mais le format est trop grand. Nous en serons quitte pour arpenter les Passages dans leur continuité jusqu'à même le Passage Choiseul, celui décrit par Céline dans Mort à Crédit et où sa mère tenait son magasin de dentelle : on se rappellera qu'elle n'y fait cuire que des nouilles à l'eau pour ne pas que la dentelle fut imprégnée d'une quelconque odeur... Tout cela conduit naturellement à Benjamin et à ses fragments regroupés dans son livre des Passages.
Internet en donne ce bon résumé : "Paris est selon Benjamin un énorme laboratoire à l’intérieur duquel le capitalisme semble s’adonner à ses premières répétitions générales en vue du projet de la subsomption de l’être. Traditions et expériences s’évanouissent avec la même rapidité que les Passages sont presque immédiatement réduits à des fantasmes de la manifestation des apparats et des rites de la consommation de masse. Ainsi s’inaugure la phénoménologie infinie des figures, des matériaux et des comportements qui peuplent ce fantastique et, en même temps, sinistre laboratoire métropolitain". Nous sommes toujours dans cette même ambivalence en plein coeur de ce Paris du xxième siècle qui se muséifie dans une sorte d'impératif tourisitique.
Ily aurait beaucoup à dire sur Walter Benjamin et son triste parcours de pénitent sans pedigree universitaire, chassé d'Allemagne en 1933, pillé par son ami Adorno, avant que de mourir non loin de Port-Bou, où il est enterré, sans doute d'une crise cardiaque, alors qu'il tente de fuir la France en 1940. De son génie analytique, de son flair d'homme déterritorialisé pour reprendre le concept de Deleuze, sans lequel il n'ait pas de bonne philosophie qui vaille. Mais, puisque le temps nous est compté, comme l'espace même du blog, nous rebondirons sur cet autre philosophe, bien contemporain celui-là, qu'est Peter Sloterdijk. Dans son livre déjà cité, et dont je ne suis qu'à la moitié, presque haletant, "Le palais de cristal / A l'intérieur du capitalisme planétaire", il consacre toute sa première partie aux conséquences ontologiques de la découverte maritime des nouveaux mondes à la fin du 15ième et au début du 16ième siècle, processus qu'il résume comme, désormais, l'appréhension de la terre (et du monde et notre être à ce monde) tel qu'un extérieur indifférent. Comment habiter cet extérieur indifférent - dont on comprend bien alors qu'il faudra attendre Nietzsche et, dans une autre mesure la psychanalyse, pour que cette interrogation soit enfin partie prenante de la pensée - devient ainsi le défi vertigineux de l'occidental. Et Sloterdijk d'écrire dans un accès fulgurant inouï que "peut-être les "peuples libres" dont parlait le 19ième siècle (...) n'existeront-ils jamais que comme associations d'êtres humains qui, face à une indifférence réellement universalisée, s'allient de nouveau d'une manière encore inédite, que seuls ont vaguement anticipée les églises et les académies". Là commence la rumination moderne dans toute son acuité, sa vérité. Que sommes-nous suffisamment philosophes pour être des inventeurs à l'aune de ce défi !