lundi 26 janvier 2009

Junk not dead/ plan détaillé en attendant mieux

L'économie politique aura été, le temps d'un siècle et demi, le paradigme clivé de l'Occident de la mort de Dieu. Paradis normatif pour les libéraux, nouvelle promesse téléologique pour les marxistes, il aura témoigné, d'un point de vue clinique, de la permanence anthropologique à résister au désenchantement du monde. Toutes les énergies, les espoirs, les flux libidinaux de quelque sorte s'y seront (ré-)investis dans une sorte de syncrétisme mêlant la transcendance surplombante de jadis à l'immanence spectaculaire et mystérieuse - ah ce caractère fétiche de la marchandise - du capital circulant et s'accumulant - on devrait dire, avec Marx, s'accumulant au delà de toute proportion, se sur-accumulant. Mais voilà, l'objet même s'est délitée, dissous dans une économie totale des flux. Que l'on raconte cette histoire : 71, 79, 86, ...


Depuis les années 70, tous les déséquilibres ont été systématiquement exploités de manière spéculative :

- crise pétrolière et recyclage de la dette : 1974-1979 : l'explosion des transactions off-shore via la syndication bancaire

- variations de change et de taux (+prix matières premières) : août 1971 (Nixon met fin à la convertibilité or du dollar) ; août 1979 : Carter nomme Paul Volker à la tête de la Federal Reserve Bank (FED) : fin du keynesiasme monétaire et application stricte du monétarisme

- 1986 : big bang à la City : plus de barrières à l'entrée pour les non-professionnels de la finance ; les marchés dérivés de gestion de risque explosent : options sur les taux , le change, les indices boursiers, les matières premières (pétrole) : l'innovation financière rencontre la révolution numérique

- août 87 : nomination de Greenspan à la tête de la FED : il règnera 21 ans sur la politique monétaire américaine ; friedmanien pur jus, le krach d'octobre 1987 le métamorphosera en constant laxiste monétaire : hausse constante de M3

- "90's" stagflation japonaise suite à l'explosion d'une bulle immobilière (et "yen carry trade")

- 1997/98/99 crise asiatique / crise russe / faillite du hedge fund LTCM : FMI en dernier ressort

- 2000: explosion de la bulle technologique/ croissance molle

- 21e siècle : immobilier / exigence de rendements / bulles / subprimes


La prochaine crise portera sur les obligations émises par les Etats dont la signature est la moins bien cotée. Nouvel eldorado de la tritrisation ?

mercredi 2 janvier 2008

Petit-maître et tremblements : 2008 entre les lignes


On pourra préférer le voyage d'hiver de Schubert, "Winterreise", à la villégiature égyptienne prisée par l'upper-class contemporaine (Je conseillerai ici - oldies but goldies - l'enregistrement EMI de 1962 de Fischer-Diskau). Je verrai même dans ce respect des saisons le premier pas vers une politique de civilisation, pour peu que ce terme signifiât quelque chose. Schubert, qui n'est pas un parangon de gaieté, s'y montre volontiers primesautier voire sautillant. N'en déplaise à Arnold Schönberg et à son traité d'harmonie (1), la musique tonale n'est pas ce monde "maladif" et "dégénéré" et les accords romantiques - dont la fameuse septième diminuée - n'ont rien "d'hermaphrodites"; quant à leurs aspects "vagabond" et "cosmopolite", ils fondent a contrario une forme d'immediateté bienvenue à l'oreille du contemporain, bien loin de la musique sérielle dodécaphonique qui, d'un premier abord (celui, qu'hélas, on ne dépasse pas) ne semble être qu'une savante organisation de la cacophonie sur le mode random.

Ceci étant, le changement de calendrier pose comme à chaque fois la question de bien terminer l'année qui fuit et de bien commencer celle qui s'annonce. Ainsi, que faire après quelques jours d'après-Noël dans les brumes des côteaux du Lauragais ? D'abord réveillonner avec légèreté en compagnie de Jean Rochefort, éternel jeune homme dont la fraîcheur et la tendresse font merveille au théâtre de la Madeleine, en la compagnie choisie de Lionel Suarez qui pousse le talent jusqu'à vous réconcilier avec l'accordéon, petit miracle. Alors, quand minuit sonne, voici le monde soudain réenchanté. Et, cela n'a rien en soi à voir avec la grâce des textes qui nous sont lus - de Pinter à Fernand Raynaud en passant par Primo Levi, Hugo, Molière, Vian ou Bobby Lapointe - mais plutôt à la faconde gourmande et joyeuse de Rochefort à nous les dire, nous les restituer, dans un équilibre de funambule entre une immodestie affichée et une générosité infinie : l'essence même du spectacle vivant, du comédien en scène ? A l'heure (ou l'ère) de ce que Sloterdijk (ou plutôt son traducteur) appelle la "gâterie", l'un des derniers luxes, avec la mobilité, ne serait-il pas celui de la frivolité, ce choix de ne conserver en héritage que ce qui rend plus léger ou plus confiant, malgré tout ?

Certes, mais, que faire après, une fois rattrapé par la réalité ? La solution peut être de soigner le mal par le mal en gagnant, muni d'un ticket coupe-file et dès potron-minet, le Grand Palais qui reçoit l'exposition Courbet (et son "réalisme").

J'étais, une fois n'est pas coutume, dépourvu d'a-priori quant à Gustave. Même, pour être sincère, je conçois pour ce franc-comtois une sympathie bien compréhensible au regard de son entreprise de démontage de la colonne Vendôme lors de la Commune de Paris, dont il fut conseiller élu pour le VIème arrondissement. Et puis, il y a le souvenir de la reproduction de son "enterrement à Ornans" dans les manuels de jeunesse, souvenir qui ne m'a jamais quitté. Entrons, donc. Mon Dieu, c'est qu'il y a déjà foule ! Dès dix heures du matin, l'internationale philistine semble s'être donnée rendez-vous en ce lieu. Bouvard et Pécuchet sont dans mon dos qui chuchotent. La solution pourrait être d'aller vite chercher un casque de visite pour éviter d'être pollué par les ineptes commentaires mais, las, ce serait pire encore : l'obscure et amidonnée prose des conservateurs de Musée (ou des bien nommés "commissaires" d'exposition) parasite encore davantage la vision de par son absolu "snobisme culturel" qui mettait le grand Gombrowicz hors de lui. Faute de boules Quies, le moindre mal est donc de subir en silence les interjections "spontanées" du public : "Ca, j'aime pas trop" ; "Tiens, c'est Palavas, tu as reconnu ? "; "Ca, c'est pas mal, non ?" ad nauseam.

Que l'on se comprenne : il ne s'agit pas ici de jouer les réactionnaires de service mais de pointer l'invraisemblable irrévérence d'une grande partie des visiteurs de musée qui s'y déplacent comme requis par une instance supérieure - celle de la distinction, qui voyait se masser les même gens dans le Salon parisien de la seconde moitié du XIXème siécle, toujours cette cruelle inertie du social - et par une injonction, elle très post-moderne, à se cultiver impérativement. Reiser, Baudrillard et, surtout, Bourdieu (dans "L'amour de l'art" pour ce qui est du public des musées / dans "Les règles de l'art" s'agissant des créateurs eux-mêmes) ont tout dit à leur manière de cette farce tragi-comique. Je parle à dessein d'irrévérence car, malgré Bourdieu, la victoire appartient quasi-totalement à ceux qui abandonnent entièrement les chances de salut culturel aux hasards insondables de la grâce, ou, mieux, à l'arbitraire des dons. En d'autres termes, que le goût pour l'art ne soit que le fruit d'un apprentissage n'est même plus un sentiment de dominant. Sous la forme, encore romantique, de l'aura de l'oeuvre d'art telle que mise en avant par Benjamin (au moment précis où la possibilité de sa reproductibilité technique lui enlève), le public ne mime même plus une forme de respect, il est dans la consommation immédiate, l'absence absolue de perspectives. L'économie des biens symboliques, ceux dont la culture participe, n'a plus d'autre fondement que tautologique. La conclusion, en 1969, du Bourdieu de "l'amour de l'art" était peu ou prou la suivante : le sociologue est en droit de suspecter le naturel d'un sentiment comme "l'Amour de l'art", comme il suspecterait de prédestination toute forme d'amour. Se dessine ainsi derrière le plaisir éprouvé face à une oeuvre d'art un arbitraire culturel , un habitus qui détruit le mythe du goût inné. Retournant la formule de Kant pour qui "le beau est ce qui plaît sans concept", on peut a contrario affirmer que "seul ce dont on a le concept peut plaire". (2) (Il s'agit ici de dissiper une illusion sociale : en effet, la culture est bien déterminée par les caractéristiques sociales, culturelles du sujet, alors même que son premier principe est de rejeter ce lien originel. La culture apparaît alors comme un substitut historique à la notion de privilège du sang dont se recommandaient les nobles, elle devient ce mérite non-acquis qui justifie les différences de richesse dans la société bourgeoise. Enfin, la division implicite de la société en barbares et en civilisés justifie le monopole des instruments de l'appropriation des biens culturels).

Que redire aujourd'hui à cela ? Sans doute que, si le monopole des instruments de l'appropriation des biens culturels est bien toujours en exercice actif, c'est bien la maxime kantienne qui l'a emportée et, avec elle, l'illusion d'un lien originel au beau qui ne doive rien au rang social. Les conditions d'accès à l'art ne se sont pas universalisées, elles s'inscrivent dans l'immanence marchande - marketing serait plus appropriée, le "concept" est aujourd'hui un vocabulaire de publicitaire - de toute consommation immédiate.

Reste que, nonobstant, Courbet parvient à se jouer de la bêtise, ce qui suffit à son honneur d'artiste. Mieux encore, il arrive à se sortir du piège débile de la commissaire de l'exposition, Laurence Des Cars, ci-devant conservateur du Musée d'Orsay. En effet, notre Courbet est découpé en thématiques façon "Martine à la plage " : Courbet, auto-portraitiste, Courbet, portraitiste, Courbet, paysagiste, Courbet, naturaliste, Courbet, peintre de mer, Courbet peint la chasse, Courbet et les nus, ... Ce n'est pas respecter Courbet que de le découper en tranches pas plus que d'exposer quatre ou cinq de ses tableaux où il tente désespérément de peinbre une vague avant qu'elle ne se brise sur la grève. Tout peintre a son enfer : pour Courbet, la peinture de mer et les ciels. Ce type de ratés s'expose à part, si on les expose. Mais non, il faut tout voir, sans discernement, tout ingurgiter jusqu'à la nausée. L'irrévérence est donc tout à la fois aujourd'hui au sommet - celui des conservateurs qui mettent tout à disposition - qu'à la base. La culture ne serait donc plus un enjeu de domination, d'appropriation, tout cela se jouerait désormais ailleurs, dans les méandres du capital social, de l'appartenance à un réseau, de l'accès à l'information pertinente, du délit caractérisé d'initiés. Ainsi commence le long enterrement de la peinture.

Au delà, et pour en finir avec l'exposition Courbet comme symptôme, il faudrait ajouter ceci : l'heure est aux petits maîtres, surtout s'ils ont cet aspect transgressif que donne rétrospectivement - et avec l'aide de l'aura lacanienne - la production d'un tableau tel que "l'origine du monde". Car Courbet est bien un petit maître, coincé entre l'académisme et l'impressionisme. Dans ce champ de polarités, il n'aura rien subsumé, rien dépassé mais, au contraire, tenté de rétablir, avec quelle maladresse, un dialogue avec les grands flamands et la renaissance vénitienne. Tout cela dans un souci de réassurance, par ailleurs bien compréhensible dans une période où la peinture s'autonomise radicalement comme art profane mais aussi comme défi de représentation lancé à "l'héritage" pictural (l'exposition précédente du Grand Palais mêlant Turner, Monet et Whistler décrivait magnifiquement ce momentum) comme à la photographie. C'est cela qu'il aurait fallu interroger dans cette exposition pléthorique, l'impuissance d'un peintre doué à trouver sa position autrement qu'en multipliant les allusions à des peintures consacrées - jusqu'aux pré-raphaélites anglais - alors même que l'art moderne, au même moment, se fonde en quelque sorte sui generis. Courbet aura fréquenté vers 1848 Baudelaire (il est à droite de l'atelier du peintre (2)) et Champfleury, Whistler ving ans après, sans que sa peinture toute d'allégorie n'évolue vers une singularité sensible. Devant les immenses fresques d'un enterrement à Ornans ou de l'atelier du peintre, on ne voit que la tentative un peu désespérée de parer la vie quotidienne des atours de l'aura des maîtres flamands ou vénitiens : au mieux, la descendance sera clairement surréaliste - Dali lui doit beaucoup -, au pire, celle du réalisme socialiste. Au delà de nus extraordinairement réussis d'un point de vue érotique - la femme au perroquet, les deux jeunes filles langoureuses du sommeil -, de cette origine du monde toujours magnifiquement outrageuse (et qui semble figurer dans le total de l'oeuvre comme une anacoluthe aurait dit Barthes), quatre petites toiles témoignent de l'immense potens non réalisé de Courbet : la rivière du Puits-noir, l'immensité (marée basse, soleil couchant), deux braconniers dans la neige, et le coucher de soleil sur le lac léman. La majesté un peu curieuse des petits maîtres est toute là, dans ces errements sans suite, dans ces tremblements face à la liberté d'inspiration. N'en sommes-nous pas un peu là, nous aussi, à l'orée de cette nouvelle année d'un nouveau siècle ?

Et, puisque voici un nouveau tour de roue ! A toutes et à tous une grande 08 !

(1) : cité par Zizek dans son "bienvenue dans le désert du réel" ; il sera au programme de 08 au côté de Badiou et du nouveau Sloterdijk.

(2) : les lecteurs attentifs y verront une possible contradiction avec le punctum décrit par Barthes versus le studium : on se souviendra cependant que ces notions n'ont justement affaire qu'avec la photographie.

(3) : Baudelaire, dont la position d'auteur est si magnifiquement analysée par Bourdieu dans ses Méditations pascaliennes (p. 100 à 108, Seuil, 1997), "supporta" Manet contre le Salon après avoir établi la critique d'art comme art dans ses écrits sur Delacroix, né vingt ans avant Courbet : la comparaison entre ces deux peintres serait fatal au second, tant le génie de coloriste de Delacroix introduit avant l'heure l'impressionisme comme "percept" au sens de Deleuze, sans même parler de son sens de l'agencement.












dimanche 18 novembre 2007

Le beau devenir de la Gauche



Tout ou presque de ce qui va s'écrire ici vient du formidable abécédaire deleuzien à la lettre G. G comme Gauche.

Une mise en contexte, d'abord : Deleuze n'est pas marxiste, trop philosophe et trop conceptuel pour être hegelien - son xixème siècle allemand c'est Nietzsche. Autant dire que la philosophie historique, l'histoire tout court d'ailleurs, est pour lui une sorte de grande vallée de truismes, de vérités rétrospectives. Deleuze, on l'a vu avec son concept de désir, est un penseur dynamique, un chercheur d'agencements, un traqueur du devenir. Alors, peut-il se moquer de tous ces penseurs qui confondent l'Histoire et le devenir révolutionnaire. Il ne faut pas être grand clerc pour dire, des pseudos nouveaux philosophes à François Furet, que la révolution, bolchevique ou française, finit mal. Mais, le devenir révolutionnaire, lui, n'en finit pas d'intervenir tant que, en cas ou en situations, il se nourrit des injustices fondamentales.

Ainsi, de façon générique, définit-il la Gauche comme l'ensemble des processus de devenir(s) minoritaire(s). La politique, pour Deleuze comme pour Nietzsche, ce n'est pas plus une question de da sein, d'étant, que d 'être, (donc ni une doctrine élaborée à un instant t de l'histoire, ni une transcendance), mais un devenir que l'on trace sur un plan d'immanence des cas et des situations, en évolution.

Cela va devenir plus clair car trois critères marquent le fait d'être de Gauche.

1) Etre de gauche est d'abord une question de perception. On perçoit d'abord le monde puis, par retraits successifs, l'horizon se rétrécit jusqu'à soi-même. On va d'abord à l'horizon le plus lointain et, à l'aune de cete vision, des problèmes qui s'y posent et qui demandent à être réglés, l'on pense des agencements mondiaux (l'émergence de bribes de ce qu'on appelle dans la novlangue actuelle, la gouvernance mondiale, va peu ou prou dans ce sens). En d'autres termes, et là c'est moi qui parle, la Gauche est une forme de pensée exogamique alors que la Droite, en creux, procède d'une réflexion endogamique (l'on part de soi, de sa famille, et l'on ne va guère plus loin que la communauté de l'Etat-nation, Le Pen étant l'archétype de cela). Je note en passant que, lorsqu' historiquement, la Droite devient exogamique, elle y projette son caractère foncièrement endogamique : le fascisme n'est pas autre chose. Et, quand réciproquement, la Gauche devient endogamique, cela prend les couleurs du socialisme dans un seul pays (Staline) ou, plus récemment, avec la pauvre Ségolène, du drapeau à la fenêtre et de la petite morale familiale. En un mot quand la Droite et la Gauche s'exorbitent de leurs axes, ie, s'échappent de leurs devenirs, la pire des régressions est en vue.

2) Être de gauche, c'est ne pas cesser de devenir (1) minoritaire et, ce, face à l'étalon vide de la majorité, celui de l'homme adulte, blanc, cultivé, et citoyen des villes, c'est à dire, personne, alors que la minorité, c'est tout le monde. On respire un coup et l'on essaye d'illustrer. Devenir minoritaire, c'est, au choix et de façon non exhaustive, devenir femme, devenir immigré, devenir sans-papier, prisonnier, ouvrier, dominé. Capito ? Les conclusions sont assez vertigineuses pour que je vous laisse les savourer sans commentaires. Juste, le regard n'en est-il pas changé quant à nos modernes démocraties ?

3) Être de gauche c'est, enfin, préférer à une doctrine établie, le fait d'établir une jurisprudence, face à une situation. D'une certaine manière, être de gauche, c'est produire du droit immédiat, encore une fois, face à des situations et à des cas, forcément changeants. Il ne s'agit en aucun cas de se réclamer, d'une façon définitive, des droits de l'homme, mais de fabriquer, par jurisprudence, des réponses adaptées à des injustices données dans l'instant.

Je comprends que cette conception puisse paraître inadmissible. Pourtant, les plus grands moments de gauche ne peuvent être lus qu'à cette aune. Que l'on songe à 68 : Deleuze y voit non l'intrusion du rêve mais a contrario celle d'une immense bouffée de réel, l'intrusion du devenir. Moment de dévoilement, de donne rebattue. Moment para-doxal.

Ne pas cesser, non d'être mais de devenir minoritaire. C'est là la chanson d'une Gauche légère, dansante, qui ne prétend en rien à la gravité du pouvoir. La Gauche selon St Deleuze, et selon St Sloterdijk, ne fraie pas avec le pouvoir - je sens là poindre toutes les réticences des réformistes mais, las, la Gauche au pouvoir n'est jamais, et pour cela, qu'une immense déception, de par son devenir minoritaire alors mis sous le boisseau d'on ne sait quel réalisme, quel fait majoritaire impersonnel - elle ne s'exerce réellement que contre lui, dans ses facultés de surveillance, de contrôle, de jugement et d'empêchement, toujours en situations. Cette Gauche-là a un bel avenir.

Je parlerai la prochaine fois de la crise des subprimes. Le titre en sera "Junk not dead". Le pouvoir n'a comme devenir ultime, comme fatum, que l'exercice violent de son illégitimité foncière, la Gauche, celui de créer de nouveaux agencements en ce monde. Bel est son devenir.

(1) Il faut entendre ici ce terme de devenir dans la conception nietzschéenne qui est celle de Deleuze. "Deviens ce que tu es" écrivait Nietzsche et c'est bien de cela qu'il s'agit : rapporté dans les coordonnées du champ politique, il n'y a pas de citoyenneté en soi et in abstracto mais un devenir citoyen sans cesse en mouvement et in concreto. La Gauche est ainsi, dans cette acception, le produit de devenir(s) minoritaire(s), bien loin de la tradition matérialiste et marxiste qui en fait presque naïvement un produit du rapport dominant/dominés à un instant t. Ainsi, on n'est pas de Gauche (pour des raisons objectives), on le devient, par un processus qui se rapproche de la socio-analyse bourdieusienne : réflexivité, éducation, dynamique.

dimanche 11 novembre 2007

La Gauche ou le cadavre dans le placard (celui du social)


Que l'on songe que notre BHL aura déjà répondu, avec le brio qu'on lui connaît, à la petite dissertation que je proposais il y a deux mois déjà à nos esprits, relative à l'état de la Gauche. Me coupant ainsi la chique. Mais combien son livre est éclairant !

(Son livre ou sa posture car les deux termes sont équivalents. BHL comme Finkielkraut et tellement d'autres qui encombrent les ondes, les télévisions, les éditoriaux, sont ce que j'appellerais des idéaux-types estampillés Weber de cette curieuse figure si française - et de l'essayisme éponyme qui lui est consubstantiel si bien fustigé par Bourdieu - du normalien. Je le traduirai d'une simple formule opératoire : on parle comme on écrit et l'on écrit comme on parle. L'essayisme à la française, c'est effectivement cette opération par laquelle une longue dissertation scolaire devient livre, opinion, avis établi. On ne trouvera là-dedans, ce fatras, pas l'ombre d'une épistémologie, d'une quelconque scientificité : l'objet n'y est jamais constitué et, las, aucune méthode n'y est jamais mobilisée : empire scholastique de la loghorrée, forme d'incontinence du verbe, complaisance absolue, vanité absolue du sens au profit de la sentence comme auto-légitimée par la seule appartenance aux anciens de la rue d'Ulm).

Cette parenthèse fermée, on a ici confirmation de ce qui a souvent été écrit dans ces miscellanées, à savoir que, cette Gauche-là, est morale, moralisatrice même, qu'elle n'entretient plus (et de manière forte et assumée) aucun lien avec la question sociale, cette formidable bombe à retardement (du coup).

La dissolution de la question sociale dans le moralisme, c'est l'éternel couverture des jaunes de tous poils et obédiences, pour nous faire oublier ce qu'est la Gauche. J'ai promis de livrer ici la version que j'en préfère, celle de Deleuze, mais ce sera pour la prochaine fois. Il faut (j'assène un peu, aussi) être suffisamment marxiste pour saisir que la question sociale, dans nos sociétés post-modernes, post-industrielles, post-ce-que-l'on-voudra, hante littéralement le champ politique et que là est le scandale moderne absolu, qu'il faut subvertir à tout prix : au couple dominant/dominé, riches/pauvres, qui alimente tous les jours le travail du politique depuis l'intrusion des masses, tout se passe comme s'il fallait substituer n'importe quoi mais autre chose : l'opposition nationaux/étrangers (ou méritants/ imméritants) si l'on est de Droite, la question éthique ou du sens de l'histoire, si l'on est de la Gauche "normalienne", pour faire court, ou de la Gauche historique, celle de l'Huma, qui ne voit plus dans tout cela que de la "mémoire".

Au contraire et, au risque de me répéter, ce travail du politique, constant dans toute société humaine organisée, s'articule bien autour de la question sociale mais, plus ou moins dévoilée (c'est là, dans ce sous-dévoilement systématique, que nous souffrons d'un manque criant de sociologie pour le plus grand triomphe de la philosophie de bazar). Le problème aujourd'hui tient à ce que ce travail du politique est souterrain, faute d'être représenté. Cette distorsion dans la représentation n'est possible, admissible, que par la construction sans précédent d'un système de masse-divertissement qui le renvoie, ce travail du politique, à une sorte d'infinie latence, puisque nous en détournant à tout moment et à tout propos. Voilà où nous en sommes old folks et, waiting for Deleuze, il reste l'inspiration géniale du petit frère Cobain :

"With the lights out its less dangerous
Here we are now
Entertain us
I feel stupid and contagious
Here we are now
Entertain us
A mulatto
An albino
A mosquito
My libido
Yea"

Bonnes grèves, quelles qu'elles soient. A bientôt.

dimanche 16 septembre 2007

Ground Zero

Il me paraît difficile de contester qu'il existe un particulier génie américain à mettre des noms sur les choses (1). "Ground zero", que l'on y songe (la photo date de notre voyage de mai) : voilà bien un terme intraduisible que la langue américaine fait claquer comme un gimmick rock. C’est un peu comme si, par cette expression, on ramenait le désastre de l’écroulement des tours-jumelle à un plan d’immanence, le sol, qui soit à la fois la fin et le début d’autre chose. Le tout sans aucun pathos, victimisation, travail de deuil ou je ne sais quoi, qui font le délice de nos journaux télévisés. Ce que le terme confesse c’est, au contraire, une forme de brutalité aussi clinique que sidérante. En témoigne la torpeur prégnante qui semble encore régner sur le chantier où doit s’élever un monument commémoratif mais d’où rien ne semble vouloir émerger. Tout se passe d’ailleurs comme si on ne souhaitait pas en finir avec ce champ de poussières – qui a par ailleurs contaminé nombre de sauveteurs bénévoles aujourd’hui sans assistance - en finir avec le moment même du 11 septembre. Ground Zero, c’est à la fois la façon sèche et si nouveau monde de nommer l’innommable mais aussi une forme, bien peu américaine cette fois, de dire une paralysie, un arrêt du temps. Cela, sans aller jusqu’à dire que le 09/11 marque un changement d’ère – bien que l’on ait ainsi voulu nous le vendre pour les motifs que l’on sait, avec un souci de simplification bien suspect - mais, plutôt, je ne trouve pas d’autre mot, un instant de stupeur.

On ne peut également s’empêcher de penser que transpire de ce terme une autre notion, à nous plus familière, celle de degré zéro. Degré zéro de quoi ? Peut-être de l’Occident lui-même et, plus précisément, de sa capacité unilatérale à défier le monde, dans son acception géographique mais aussi géopolitique, économique, morale, au nom de l’universel. L’esprit du terrorisme dont parlait Baudrillard peu après The disaster pourrait bien participer de ce moment où la geste unilatérale, sans réplique possible, n’appartient plus au seul Occident. Le degré zéro de l’Occident serait alors ce moment de perte de l’ensemble de ses monopoles, moraux, politiques, économiques, alors même que son projet pour le globe se réalisait.

Au-delà, construites avant la première crise pétrolière, les tours jumelles du sud de Manhattan signifiaient maîtrise et contrôle, quasi panoptique, de la mondialisation à venir. Une fois ramenés à cette dimension du Ground Zero, que reste-t-il de cette maîtrise et de contrôle ? Plus personne ne semble en avoir la réponse, pas même les terroristes, et c’est un peu comme si on en était revenu au premier ordre d’appréhension du monde dans l’Ethique de Spinoza, celui des confusions extrêmes, des sentiments premiers, sur lesquels le néo-conservatisme a naturellement prospéré.

Ground Zero, pensais-je ce week-end en déambulant dans les allées de la fête de l’humanité, voilà qui caractériserait également l’état de la Gauche (en France et pas seulement). L’implosion a eu lieu et le chantier est tout aussi désert. On y voit bien des grues, mais personne ne les manœuvre et elles n’ont aucun matériel à déplacer. On peut toujours siffler des mojitos au stand de France-Cuba, cela c’est du tangible, mais une bouteille entière de rhum ne nous permettrait pas d’imaginer ce que pourrait être le début du commencement d’un socialisme du 21ème siècle, puisque tel est le (pauvre) slogan. Le socialisme est une idée du 19ième siècle qui a trouvé sa meilleure traduction dans les économies d’Europe occidentale d’après-guerre, à peu près aussi fermées que le modèle keynésien (2). Tout y était administré, jusqu’au prix du pain ; tout y était encadré : change, crédits, salaires. L’échelle desdits salaires allait de 1 à 7, la redistribution favorisait le travail et l’égalité de traitement, le plein-emploi assurait mécaniquement le financement du welfare. Ce type de régulation d’économie au développement endogène, dont il nous reste encore beaucoup de vestiges, des vestiges de haute civilisation (tout l’appareil de l’Etat providence justement, qui tient encore grâce à une hausse des prélèvements obligatoires, portant essentiellement sur le travail), a commencé à s’effriter dès le premier choc exogène de 1973, en précession de la mondialisation à venir. Là commence bien notre histoire, moderne ou post-moderne, peu importe, avec l’irruption du reste du monde comme acteur de l’économie politique désormais globalisée.

Ainsi, dans la régulation post-moderne des économies ouvertes, le plan disparaît au profit des business plan (le court terme l’emporte sur tout autre horizon temporel), les réglementations sont défaites (le contrat se substitue au droit administratif), les flux sont souverains (et non plus les stocks), de même que les ajustements se font par les prix (et non plus par les quantités). Les modes d’organisation du travail sont tout aussi bouleversés et soumis au même principe d’extrême réactivité à la tyrannie du rendement des marchés financiers et des actionnaires. De ce bouleversement des trente dernières années il résulte notamment que l’ancienne société de production, consubstantielle à la Gauche de l’huma, relève aujourd’hui de ce que l’on appelle si symptomatiquement la « mémoire » : mémoire ouvrière, mémoire des luttes sociales, mémoire industrielle (il existe même un tourisme éponyme), façon de dire que sa réalité a perdu de sa superbe. (Notons au passage que la société de consommation, quant à elle, n’est plus qu’un trade mark warholien : la société dite de communication a tout subverti de son univers de signes où circule parmi d’autres l’icône du Che Guevara déconnecté de tout son univers historique et mental). La vieille Gauche (2) est de ces étoiles dont nous parviennent encore les rayons alors même qu’elles sont mortes. Mais le plan d’immanence de la Gauche est à recouvrer : Deleuze nous y aidera. Nous verrons cela dans un prochain post.

Pour finir sur une note jubilatoire, je laisse la plume à Francis Marmande qui nous a régalé d’une chronique d’anthologie dans le Monde de la semaine passée.

Chronique

Des trotskistes dans le XV de France, par Francis Marmande

LE MONDE | 12.09.07 |

Jouer mal, c'est une chose. Revenons à notre France-Argentine (12-17) perdu par le prétendant à la finale en ses terres (le XV de France). Jouer comme l'équipe de Bernard Laporte, futur-ex-sous-ministre de "M. Omniprésent", déjouer à ce point, ne relève ni du bien ni du mal : jouer avec cette sottise, cette application dans le mauvais choix, cette soif de perdre, ce talent du mauvais placement et des remplacements encore pires, ce goût de se faire grotesque qui ne ment jamais, déjouer ainsi devant 14 millions de télécaptifs qu'il s'agit de convertir, mérite quelque réflexion.

Thèse numéro 1 : la grande théorie de ces dernières années vient des économistes. On la nommera "théorie des préférences révélées". Explication : devant tout programme, tout projet, toute action simple de la vie, on s'abstiendra de juger par les intentions déclarées, les mouvements de menton, les gueulantes de presbytère, le volontarisme de banlieue chic. "La croissance, j'irai la chercher" ? S'il vous plaît, ne faites qu'un voyage : ramenez la Coupe du monde de l'autre main. Non, foin des promesses, on s'en tiendra aux préférences implicites, inconscientes, donc bien réelles, que révèle le résultat réel. Les préférences révélées.

En l'occurrence, tel est bien le sens de cette défaite imbécile, nette, voulue avec ardeur par les deux camps (l'Argentine, bien sûr, qui a très bien joué le coup, mais son piteux adversaire réduit au rôle de punching-ball) : mettre en péril le sous-ministre et son mentor. Ce qui manque à coup sûr d'élégance, car il s'agit de la France, messieurs, mais enfin, la Révolution n'a rien à voir avec l'élégance. Or, dans cette métamorphose de nos dodus et musculeux éphèbes aux reins bien cambrés (David Skrela), assez fiers de la leur (Dominici dixit), en soudain gros enfants bébêtes ; de ce transformisme de nus de calendrier en apprentis balourds orchestrés par les Deschiens, de cette fable à la Perrault, il convient de tirer la morale.

Thèse numéro 2 : la théorie et la pratique trotskistes sont sur ce point imparables. La stratégie qui en découle tient en un mot : l'entrisme. Dans les armées, on dit "noyautage", chez les agents secrets, "sous-marin", sur Internet, pourquoi se gêner, "utopie libertaire". L'entrisme consiste à entrer, s'infiltrer dans un parti, un syndicat, une organisation, pour la subvertir, la saboter ou en diriger la marche. Eviter évidemment le style Dupont-Dupond en costume local. La mise à mal du tandem sous-ministre, voix de son maître, relève d'évidence de l'entrisme. Vingt trotskistes, en comptant les remplaçants, ont fait du bon boulot sur la pelouse.

Thèse numéro 3 : comme quoi, on ne joue jamais trivialement avec la littérature, la mort vraie et les nerfs de fragiles bons garçons. On évite de leur lire, avant d'entrer en scène, la lettre du jeune communiste Guy Môquet pour les chauffer. On ne savait pas, nous, que cette dernière lettre de Guy Môquet à ses parents, communiste dénoncé comme il se doit en octobre 1940, fusillé à l'âge de 17 ans par les fascistes du ministre Pucheu, c'était une lettre pour aller jouer à la baballe, vendre du jambon industriel, racketter à 7 euros la bière des néophytes babas (prix unique au Stade de France), faire les clowns en public et transformer chaque ballon en savonnette parce qu'on a oublié de s'enlever le gel sur les mains.

Quand on joue, par temps de "péronisme à visage humain", contre une Argentine dont un des éléments-clefs se nomme Borges, on relit Borges : "Il fallut des siècles de lourdauds pour élever un tabouret à la hauteur d'une chaise." Et puisqu'il reste à affronter l'Homme africain (la Namibie et les Springboks), on se dit que c'est dans la poche. Suffira de relire au vestiaire, dans les odeurs de camphre, de gomina et de sueur, le discours de Dakar.

Francis Marmande


Bonne semaine.

(1) : Quant à l'origine de ce "génie", je ne peux m'en tenir qu'à quelques hypothèses : la faculté d'un monde nouveau à déchiffrer la nouveauté ; le sens, d'une société profondément marchande, à subvertir le nouveau en trade mark, en gimmick ; le foisonnement de l'oralité américaine nourrie d'une sorte de compétition de toutes les cultures qui font le creuset de cette quasi-science des raccourcis de language (tous les lyrics de la musique américaine en témoignent).

(2) Encore faille-t-il ici préciser que ce socialisme-là est un socialisme d'experts (de technostructure) comme, aujourd'hui, le libéralisme : on a changé de catéchisme mais le peuple est toujours à distance plus ou moins respectueuse du projet.

(3) Il existe bien, au sein de la Gauche dite « critique (celle de l’Huma), une tentation de ne voir dans cette régulation qu’une forme de restauration walrassienne ou même hayeckienne du libéralisme économique d’avant 1929. Elle serait réductrice. Cette nouvelle régulation n’est pas plus un fatum que le produit d’un complot, elle résulte d’une sorte de tâtonnement vers la forme la plus réactive qui puisse être – tant vis-à-vis du risque que de l’innovation – dans le respect d’une norme effectivement libérale (car culturellement hégémonique et répondant aux intérêts des classes dominantes) sans pour autant démonter le système de redistribution hérité des trente glorieuses. Le terme de socialisme de marché, n’en déplaise, décrirait assez bien cette nouvelle régulation - imagine-t-on un libéralisme où 54 % de la richesse annuelle produite (pour la France) soit prélevée ? – si ce mouvement n’avait pas généré de pair une financiarisation sans précédent de l’économie, comme nous le rappelle la crise, ô combien emblématique des subprimes, sur laquelle nous ne nous priverons pas de revenir, tant elle témoigne, cette fois, de l’obscénité radicale de l’ultra-libéralisme.

dimanche 9 septembre 2007

Studium et punctum


Après trois mois de silence aussi volontaire que la servitude, back to business. Les rivages et montagnes corses quittés, la question de recouvrer une forme d'hygiène mentale se repose presque immédiatement et appelle ce curieux antidote de l'écriture du dimanche, à la diable, car il faut bien redoubler de malignité pour supporter la vie urbaine. Son obscénité n'éclate jamais aussi fortement qu'à nos regards décillés par le paradis corse, l'exubérance de sa nature, le sublime très kantien de ses paysages qui laissent parfois le souffle coupé, la douceur du climat, la légère apreté de ses vins, la sympathie bourrue de ses natifs. Obscénité ? Celle des affiches, des écrans, des sollicitations innombrables du marketing sauvage, soudain violemment réincorporée.
J'en viens même à penser l'obscénité comme le concept opératoire de notre post-modernité - et même d'ethos de celle-ci. Il faudrait un nouveau grand vivant tel que Foucault pour explorer les archives et la généalogie culturelle de cette profusion des signes, de cette prolifération contemporaine du sens sur le même plan unidimensionnel, sans hiérarchie, sans autre signification que lui-même (tautologique), dans une forme de transparence qui n'a plus rien de surréaliste mais tout de pornographique, dans l'excroissance sans cause, l'emballement des effets. Hypertélique et métaleptique obscénité pour reprendre les adjectifs baudrillardiens. En attendant, obscénité du politique dans son omniprésence cocainée, de l'actualité souveraine dans sa stérile et narcotique prodigalité, de la Finance dans ses spasmes spéculatifs irrationnels si bien entérinés par la "gouvernance" internationale, du Capital ivre de ses déséquilibres, que sais-je encore, obscenité des discours stratégiques d'élites auto-centrés, des masses amorphes, obscénité des images, des icônes du paganisme marchand, de cette religio sans trascendance et immanence dont le catéchisme diffus et incolore nous irradie sans cesse dans une sorte de Tchernobyl de confort précaire, cette douce catastrophe dont les cadavres sont nos consciences en déréliction.
A ce concept opératoire, qu'opposer d'autre que cette dissidence déjà si largement évoquée dans ce blog, comme concept actif d'hygiène ? Dissidence de la lecture - "l'usage du monde" ou "le poisson-scorpion" de l'immense Nicolas Bouvier dont la langue aussi admirable que maîtrisée charrie a contrario une intimité de vocabulaire avec le monde - dissidence de la pensée - Sloterdijk toujours qui donne, ou presque, toutes les clés - dissidence d'une fausse nonchalance avertie, dissidence de la chair, de la musique, de l'émoi.
Barthes, dans son essai lumineux sur la photographie "La chambre claire", interroge justement son impossibilité à l'appréhender dans une grille d'analyse, une sémiologie singulière, et s'en remet à son émoi. Ainsi sépare-t-il ce qu'il nomme le studium, "sorte d'investissement général, empressé certes, mais sans acuité particulière" qui relève "d'un affect moyen, presque d'un dressage", du punctum, qui "vient casser (ou scander) le studium : "piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure - et aussi coup de dés". En l'occurrence, dit Barthes, "le punctum d'une photo, c'est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne)". Et, puisque que c'est d'image qu'il s'agit ici, je tiens à dire que la réception que nous avions de cinéastes tels que Bergman et Antonioni - tous deux libérés de cette dictature de la story (pour reprendre le mot de Kundera sur la Littérature) qui a presque entièrement envahi le cinéma contemporain - avait, elle aussi, partie liée au punctum. Reste que, et l'on finira ainsi ce sunday post de rentrée, qu'il nous faudra obstinément, tout en ménageant un nécéssaire art du studium, laisser venir à nous tous les puncti que ce monde et cette vie nous envoient sans relâche dans l'Illusion première qui les portent, eux et nous. Bonne semaine.

samedi 16 juin 2007

Mise en veille



Relisant distraitement mes derniers messages, je suis frappé par leur densité souvent absconse, leur absence de légèreté et de respiration, pour tout dire, leur caractère oppressé (je passe sur les contradictions qui ne sont le plus souvent qu'apparentes, faute de nuances, de clarté). Tout le contraire d'un Sloterdijk et, plus encore, d'un Baudrillard. Les textes jetés là semblent l'être sous l'influence d'une urgence, voire d'une angoisse latente, ce que trahit leur gravité, gravité dont j'espérais pourtant me défausser. Ecriture compulsive qui est sans doute en elle-même un symptôme, mais de quoi ? Quelque chose d'un testament fragmentaire comme écrit au détour de l'imminence de l'absence, du silence, d'un départ brutal. Or, tout le talent d'écrire, et d'écrire quoi que ce soit, tient à l'inverse du pari de la vie comme continuum. Tut mir leid. Combien il est absurde de se sommer à écrire quand l'écriture est justement tout sauf une sommation ? Qu'on est loin de la construction d'un monde rival du réel, et le défiant, et proche de l'affairement stressé de la vie urbaine ! C'est d'ailleurs peut-être dans cet échec que se tient, en creux, en négation, l'affirmation d'une écriture autrement salvatrice. Par contraste, on se dirait alors que c'est tout l'inverse qu'il faut faire, et mobiliser, les forces de la danse et de la légèreté, et ce serait alors là ma victoire, en creux. Ma victoire serait alors de dévoiler a contrario ce qu'il faut absolument faire, à savoir, se débarrasser sérieusement de tout esprit de sérieux. Si seulement !

Que l'on laisse faire la vacance, l'été, la décantation dans le tamis du temps ! A bientôt.


dimanche 10 juin 2007

S'en fout le score

Il y a quelques années, le grand Francis Marmande, ce grand amateur de jazz et de tauromachie dont on oublie trop souvent qu'il fut le continateur de Georges Bataille à la tête de la revue Critique, nous avait entretenu dans sa chronique du Monde d'une équipe de foot, à moins que ce ne soit de rugby, africaine, qui s'était baptisée "S'EN FOUT LE SCORE". Eh bien, en ce jour de Législatives escamotées (consacrant la nature plébiscitaire et infantile de la Vième République) et de nouvelle défaite de Roger Federer en finale de Roland Garros, je ferai mien cet état d'esprit magnifique. S'en fout le score de l'UMP, s'en fout le score du tâcheron espagnol, s'en fout le score tout court. On a presque envie à l'heure où les managers de la performance dominent le sport tout comme la politique - Baudrillard avait évoqué cette diffusion des valeurs performatives dans tous les domaines du social, dont le travail, dès les années 80 - de revenir à un idéal très ancien-régime, celui du style, de la courtoisie, du duel en règle (celui de Federer en fait, qui reste tout de même le meilleur, ce qui est un signe d'espoir). Quelle autre asymétrie instaurer dans cette post-modernité écoeurante de normativité managériale ? S'en fout le score ! Nothing else.

dimanche 3 juin 2007

Gloire au jetlag


L'Amérique s'est estompée, les images de la vacance new-yorkaise également, avec tout son cortège d'étrangetés qui bouscule l'habitus, et se pose de nouveau la question, cruciale pour moi, du jeu social, du mode d'être au social. Dans ce contexte, regarder Roland Garros devient fascinant tant l'hexis corporelle développée par les tennismen et women se donne à voir dans une forme quasi-parfaite. Et revient alors ce besoin de Bourdieu dans son acception pour moi la plus limpide, celle exprimée dans le sens pratique. J'ai trop peu pratiqué la geste lacanienne de passeur pour y résister ici : voici donc un lien vers une fiche de lecture de l'ENS Lyon qui en donne toute la puissance : http://socio.ens-lsh.fr/agregation/corps/corps_fiche_bourdieu.php.

Cependant, quelque chose résiste encore au retour complet à la vie parisienne et, si il y a nostalgie, ce n'est pas seulement de NYC - dont l'histoire commence alors que celle de Paris, ville fondamentalement du 19ième siècle comme le Benjamin des Passages l'a montré comme devers lui, se terminait - mais aussi du sentiment physique et psychologique d'être en décalage. Alors, pour retrouver ou recouvrer cet état, où la conscience s'aiguise loin du sens commun et tout aussi loin des repères scholastiques, dans une sorte de prégnance du sens pratique qui ne serait pas le lourd produit intellectuel d'une objectivation de l'objectivation mais d'une simple et légère mise à distance de soi du social - mise à distance sans laquelle le voyage, la vacance ne serait rien - on se saoûle de la lecture d'Ellroy, on feuillette l'album de photos, de ces instantanés de l'ailleurs, et l'on rêve d'une forme incorporée de la dissidence au social, entre rêve et veille, raison et intuition. Ne serait-ce pas cela le rêve américain ?


dimanche 27 mai 2007

Blog must go on ?


Mes quelques lecteurs, et autant d'amis, n'entendent pas - d'après leurs mails ou témoignages - que j'en termine ainsi ou, plutôt, que j'en termine ici avec ce blog ou cette blog production. Cela, entre Ascension et Pentecôte, ne va pas sans me flatter mais on comprendra là aussi que mon vieil ego ne soit plus aussi réactif que jadis à ces marques d'amitié, tout esprit saint mis à part.

Mais revenons aux raisons de cet arrêt subit du commentaire, de cette rupture de flux. Ils tiennent, et je ne m'en suis pas assez expliqué, à une question de circonstances autant qu'à celle de l'écriture de ces miscellanées.

Les circonstances, d'abord. Soyons clair, l'éléction de Sarkozy n'y est que pour peu de choses. Lorsque j'ai commencé les "sunday posts" en septembre, l'élection présidentielle n'était qu'un point à l'horizon et la question du politique était pour moi à ce point devenue suspendue - on parlera plutôt d'état stationnaire du politique ou de phase comateuse sous perpétuelle assistance publicitaire et médiatique, la gravité étant perdue comme dans ces dessins animés de Tex Avery où les personnages pédalent longuement dans le vide avant que de s'effondrer sous le principe de réalité, principe qui, justement, fait désormais défaut dans l'économie du politique - que ces miscellanées n'ont que très peu traversé cette préoccupation. En d'autres termes, l'élection de Sarkozy, ce désormais manager de la France inc. aux allures de parvenu, est à mon sens un non-événement tant elle était prévisible. Reste qu'elle venait clore un cycle au sens où la politique française entrait ainsi de plain pied dans la norme de toutes les démocraties européennes et occidentales. En ce sens, l'on pouvait s'arrêter là.

Quant à l'angle d'attaque de l'écriture, maintenant. Ces miscellanées n'ont jamais vraiment choisi leur mode d'exercice. Ni parti-pris de frivolité ou d'obssession esthétique récurrente - on pensera au Journal de Kafka et à sa façon de noter l'entrée dans la guerre de 14 (de mémoire) : "Ce matin, la Russie a déclaré la guerre à l'Allemagne ; après-midi : piscine" - ni analyse infra ou méta-politique, qui contribuerait, aujourd'hui, à surveiller le sarkozisme et à soutenir toute faculté d'empêchement de ses excès. Dans l'impuissance à écrire dans le spectre ouvert entre une pseudo-résistance et une fuite libertine, il fallait, là encore, s'arrêter, l'essentiel ayant été dit, finalement, dans ce puzzle de posts écrits à la diable.

Pourquoi cela continuerait-il, ainsi ? Nulle raison, autre que celle d'une discipline d'écriture un rien narcissique. Mais je ne le suis pas assez pour cela. Alors ? C'était compter sans ces six journées passées à New York, qui ont ébranlé ma résolution. Cela tient sans doute à ce rapport d'une si franche altérité, pour moi européen, que l'Amérique entretient avec la réalité. Baudrillard, là encore, écrivait dans son génial livre "Amérique" combien son territoire était celui de l'utopie réalisée et de la mise en forme opérationnelle (sans passer par la case analytique) des concepts européens. Il y a là quelque chose de si tellement réjouissant qu'elle fait de la modernité, de notre modernité, une forme roborative. Que l'on se comprenne bien : je ne voue aucun culte à l'Amérique, à ses croyances religieuses, à son racisme latent, à son messianisme fondateur de pionniers et historique d'hyper-puissance ; mais je loue sa posture cool, je jouis de sa non-contamination par les concepts du 19ième siècle qui nous fondent, nous autres, (en premier lieu celui de l'histoire !) et qui n'ont pas traversé l'Atlantique. On ne mesure pas combien il est bon de se sentir, dans les rues de NYC, dans son siècle, dans son temps, dans une espèce d'absolue candeur et de foi en l'avenir. Et, c'est parce que je veux rester sur ce sentiment, conserver ce feeling, que je continue ce blog. Ne serait-ce que pour évoquer cette brutale réversion du sens, la frénésie verticale de New York - à laquelle répond l'explosion horizontale de la côte ouest -, cette way of life aussi brutale que douce, qui nous extirpe de tout sentiment de culpabilité intellectuelle, philosophique, avec le monde tel qu'il va.

A dimanche. Blog must go on.

dimanche 6 mai 2007

Cap au pire et clap de fin

Jean Baudrillard ne décodera pas cette élection présidentielle où la France se sera donnée, dans une participation sans précédent depuis un quart de siècle, un nouveau chef local à l'internationale libérale dans sa via americana morale, chrétienne, répressive, inégalitaire, anti-étatique et, bien sûr, atlantiste. Comme Baudrillard lui-même aura pu le dire pour d'autres grands penseurs français, sa propre disparition n'est pas fortuite : il n'aurait eu, en effet, rien à dire de l'élection de ce tout petit et médiocre démagogue (1) tant elle célèbre, paradoxalement, la montée conjointe d'un civisme béat et la perte (on pourrait parler ici de collapse) du politique. Faux mystère des masses silencieuses qui se sont senties comme convoquées aux urnes (besoin qui n'est qu'un pur produit médiatique de production d'un électeur devenu un consommateur comme un autre - il existe tout un appareil pour cela, une industrie de l'injonction participative comme il y a une industrie du décervelage par le divertissement inepte) et vraie bêtise, fondamentale bêtise, de ces mêmes masses panélisées (et bientôt pénalisées). La France entre définitivement dans le rang démocratique post-moderne. Alleluia.

Rien à dire, donc, qu'il n'ait déjà dit : fin entérinée du clivage gauche-droite, déport du politique vers la morale, sauf, peut-être, ceci : nous aurions atteint un nouveau stade de la valeur.

Que l'on se souvienne : à la valeur d'usage, à la valeur d'échange (celle de Marx et de la société de production), Baudrillard aura ajouté un troisième stade, structural, de la valeur, celui du code, celui du signe (la société de consommation) puis un quatrième, celui de la valeur flottante, virale et métaleptique (la société de communication et de la finance dérégulée).

Que serait ce cinquième stade de la valeur que, paix à lui, Baudrillard, n'aura pas eu à introduire? Le stade tautologique de la valeur. La valeur n'est plus que de la valeur et réciproquement. C'est parce qu'elle est de la valeur qu'elle est de la valeur. Auto-légitimée par sa production même, son flux, sa publicisation. Ainsi de la valeur "travail" vantée tant par Royal que par Sarkozy. Le stade tautologique de la valeur répond à une société de connexion (non plus la mass communication de Mac Luhan avec son village global mais, celle du peer to peer, du one to one, ce mode cool, encore, de l'interaction, mais pour combien de temps ?) où, par définition, plus rien n'agit mais où tout inter-agit. L'interaction devant ici s'entendre comme la perte définitive de tout fondement, de toute gravité mais, aussi, (et c'est cela qui est nouveau) de toute séduction intersticielle, de toute illusion de rapprochement, conflictuel ou harmonieux, des termes entre eux. Fin des polarités dans l'assomption morale de vérités sans contradictions.

A ce cinquième stade hypothétique de la valeur (qui inclut naturellement les précedents), à cette société de connexion, il est encore bien trop tôt pour savoir que répondre, s'il est même possible d'y répondre quoi que ce soit. Le pari de la dissidence est plus intime que stratégique, on en conviendra. Acte d'hygiène solitaire, même si je n'oublie pas les anciennes communautés de complicité ni, encore moins d'ailleurs, celles qui sont à venir dans ce monde vécu comme un extérieur indifférent (Sloterdijk). Reste que ce quelque chose qui agit symboliquement en creux des contradictions perdues, ce potens de réversibilité, n'a pas encore trouvé sa forme ni son nom. Baudrillard sera mort avec son secret et il nous appartiendra peut-être de ruminer activement le paradoxe d'être tout entier plongé dans le système, sans marges désormais, et de rechercher les voies d'une désertion, d'une active dissidence.

On comprendra ainsi aisément que ce blog s'arrêtât là.

(1) dont l'insigne mérite aura tout de même d'avoir réussi, dans une sorte de fusion culturelle très gramsciste (ô le pauvre destin du marxisme d'avoir tant alimenté les suppôts de Kapital), la synthèse du bonapartisme second-empire (réhabilité anciennement par Séguin, lui-même ex-mentor de Guaino et de Fillon, CQFD) et du néo-conservatisme américain. Belle leçon de choses. Mais Sarkozy, ce Bush/Badinguet connaîtra lui aussi son Sedan ou son Bagdad, au choix.


dimanche 29 avril 2007

Pour Royal, donc

Cet esprit de dissidence que j'évoquais quelques jours avant les résultats du 1er tour des Présidentielles françaises, peut-être est-il allé se nicher dans le cortex de François Bayrou et Ségolène Royal qui auront donné, dans cet entre-deux tours, le meilleur débat de cet élection (peut-être d'abord parce que c'était, enfin, un débat), initiative qui aura rencontré l'hostilité quasi-générale des professionnels de la politique. Après les monologues et les réponses aux panels de citoyens, après le déferlement sondagier, après les clips, cet esprit de dissidence, aussi modeste soit-il, tenait ici à ne plus prêter l'oreille aux appareils et aux spin-doctors de notre démocratie d'opinion, et à recouvrer une liberté de ton et de parole, riche, contradictoire, et réaliste. Ce qui fut fait. Je salue ici ce pragmatisme de circonstances, qui constitue à mon sens la seule voie d'une repolitisation positive d'un débat enfin précis quant aux objectifs et aux principes, et attentif aux marges réelles de manoeuvre qui sont les nôtres dans cet environnement sous contraintes. Ce pas de côté, encore une fois modeste mais rebelle, de Bayrou et Royal, vis à vis des canons actuels de la communication politique, me parait devoir être encouragé. En l'occurrence, il m'aura déterminé à voter pour Ségolène Royal au second tour.

Un simple mot quant aux résultats de ce premier tour, qui tente d'échapper aux zanalyses de tous poils. Jamais élection ne fut à ce point hantée par la précédente à tel point qu'elle peut s'interpréter comme son exact contrepied. Je parlerai même de transfert négatif - même si le sens en est ici détourné - pour dire combien elle a relevé d'une psychanalyse de la majorité silencieuse qui exigerait un Carl Jung (celui de "l'inconscient collectif") pour nous en donner toutes les clés. Mais enfin : une participation portée de 71 à 85% ; un vote groupé sur les (trois) candidats de gouvernement passant de (gauche plurielle+Chirac) 50 à 75% des voix. En soi, un petit séisme. Le seul élément de transfert d'une élection à l'autre, de défiance envers les appareils, se sera cette fois porté sur la personnalité d'un démocrate-chrétien, François Bayrou, ce qui en change radicalement la nature. Enfin, pour continuer à filer la parabole psychanalytique, reste le contre-transfert de 2002 (celui que l'analyste ne doit jamais déporter sur son patient) que la Gauche toute entière aura fait peser - avec l'ensemble des média - sur le corps électoral dans un grand déversement de culpabilité : les mauvais politiques sont d'abord de mauvais médecins de la psyché. D'où cette participation aussi massive que vaine.

Le second tour opposera donc bien, comme annoncé par une tendance générale à nos démocraties atones, une candidate de centre gauche à celui d'une droite démagogique et autoritaire, supplétive de la régulation économique et sociale du turbo capitalisme financier. Cette alternative désolera les tenants d'une illusion lyrique d'un combat gauche/droite, mais elle est consacrée comme fait politique et même social au vu de la participation. Il y a quelque chose d'affolant à cela car, en cas de victoire, Ségolène Royal n'aurait aucun droit à l'erreur, sous peine de voir le pôle droitier décomplexé - dont la Pologne donne un bel exemple - s'étoffer encore davantage ; en cas de défaite, la France s'offrira en cobaye d'un néo césarisme corporatiste et clientéliste, démagogique et populiste aussi loin du libéralisme politique républicain qu'il est proche du laissez-faire économique, ce qui constituerait une inflexion politique majeure.

Je sais, on pourrait parier sur la politique du pire : mais l'espoir est vain de voir se cristalliser une hypothétique nouvelle gauche face au sarkozisme de gouvernement. Il est vain car la gauche auto-consacrée de gauche est d'abord un champ de ruines idéologiques, avant même de l'être dans les urnes : étoile morte dont les rayons venus des trente glorieuses nous parviennent encore. En revanche, maladroitement peut-être, Ségolène Royal aura, en fin de campagne, retrouvé le fil trop longtemps perdu de sa stratégie initiale d'une refondation de l'action publique, des institutions, autour d'une nouvelle génération et de nouvelles coordonnées d'analyse et d'élaboration d'un projet politique. Elle aura retrouvé son esprit dissident. Ce qui, pour l'heure, suffira amplement à se déterminer.

lundi 16 avril 2007

Le bel avenir de la dissidence

Des embarras gastriques et intestinaux m'ont retenu largement au lit hier et aujourd'hui. Le Nietzsche du Gai Savoir voyait dans les périodes de maladie les moments idéaux pour sonder ce qu'est la grande Santé, j'y vois plus modestement le temps donné de la lecture. En l'occurrence de Milan Kundera dont j'avais acheté quelques jours avant à peine le derner livre, Le rideau, dans cette librairie toulousaine "Ombres blanches" dont je ne connais pas d'égale (avec St Sernin, la deuxième merveille de la ville rose qui est en soi un petit joyau). Le Rideau est une nouvelle rumination de l'écrivain de Bohème à propos de l'art du roman, en sept parties assez brèves et admirablement composées qui forment un texte simplement splendide et lumineux. L'envie y est suscitée de relire Kafka, Gombrowicz, Musil, Flaubert, Faulkner, Rabelais, Garcia Marquez (la liste n'est évidemment pas exhaustive) et d'enfin lire Hermann Broch - les somnambules - ou le Tristam Shandy de Lawrence Sterne. Surtout, Kundera nous rappelle avec une force qu'on ne trouve guère que chez Gracq combien l'art romanesque, qui ouvre avec chaque grand auteur un nouvel espace-temps de re-présentation (une nouvelle déchirure du rideau des conventions), est à la fois aussi précieux que fragile. Mais, je ne développerai pas plus avant car, en cette orée de présidentielles, la lecture de MK m'a conduit à penser, par association d'idées, à une notion aujourd'hui oubliée et, c'est bien là qu'était mon propos. Cette notion, c'est tout simplement celle de la dissidence.

MK a quitté la Tchécoslovaquie en 1975 après avoir connu toutes les tracasseries du régime né de l'invasion soviétique de juillet 68. Je ne sais quel part il a pris dans le mouvement de Vaclav Havel et du philosophe Ian Patocka dans la constitution de la charte 1977. Peu importe ici tant il m'est apparu clair que s'imposait désormais à nous une nouvelle forme de dissidence. Une dissidence première à l'égard du Sarkozisme mais aussi une dissidence seconde à l'égard cette fois de la gauche auto-consacrée - la Gauche divine dont parlait Baudrillard dès le milieu des années 80, sûre de sa bonne conscience, pôle absolue de positivité morale débarrassée de la politique auquel, symboliquement, l'émergence négative d'un Le Pen ne pouvait que répondre.

Si Sarkozy est élu, ce qui est fort probable, nous aurons droit au diktat de la résistance, ce grand étendard des petits tribuns gauchistes. On lui préfèrera la dissidence car c'est de tout un système qu'il nous faut désormais tout autant nous méfier que nous éloigner, avec l'espoir secret qu'il s'écroule sur lui-même.

lundi 9 avril 2007

Vide est le tombeau du Christ (démocratie (3))

Sentiment que, le plus j'en dis dans ces posts, le moins en est sensé, raisonnable au sens propre. Ou, plutôt, que plus on ouvre le spectre de l'analyse, plus on s'expose à ne pas faire sens dans l'analyse, perdue dans un background non identifiable. J'oublie simplement que ces miscellanées sont justement tenues de faire sens, ensemble. Et il est finalement assez encourageant que j'en doute.

Merci à Georges et à Z de leurs commentaires quant au dernier post. La question politique agite toujours, semble-t-il. A Georges, je dirai simplement que l'on peut s'acharner, même en vain, à maintenir une scène primitive du politique, en s'appuyant sur le très hypothétique renouveau démocratique sud-américain (et, africain, demain). Le fait est, à mon sens, que la démocratie est une idéologie proprement occidentale, qui a tenu à distance tant la menace tyrannique que le peuple, dans un équilibre incertain, pour le plus grand profit des oligarques (leur liberté contre l'égalité). Je renverrai ici à Luciano Canfora, encore une fois. A Z., je dirai que j'adhère à son idée du vote blanc plutôt que nul - à cela près que je voulais parler d'un vote qui soit aussi nul que les débats en cours - et que je salue son allusion au Zarathoustra de Nietzsche.

Surtout, merci à Z de nous citer ce paragraphe lumineux du prix Nobel Saramago que je m'empresse de reverser ici : "« Les démocraties occidentales ne sont que les façades politiques du pouvoir économique. Une façade avec des couleurs, des drapeaux, des discours interminables sur la sacro-sainte démocratie. Nous vivons une époque où nous pouvons discuter de tout. A une exception près : la démocratie. Elle est là, c’est un dogme acquis. Ne pas toucher, comme dans les musées. Les élections sont devenues la représentation d’une comédie absurde, honteuse, où la participation du citoyen est très faible, et dans laquelle les gouvernements représentent les commissaires politiques du pouvoir économique".

On voit mal, en la période, qu'ajouter. J'ai bien peur, en ce jour, que la Résurrection (ici, du politique) ne soit un concept aussi vide que le tombeau du Christ.

dimanche 1 avril 2007

Démocratie (2)

Il est étonnant que ces miscellanées écrites en période pré-électorale n'aient pratiquement jamais rencontré le débat politique hexagonal. J'y vois le signe, pour la première fois me concernant, non d'un sentiment de fatalisme ou d'indifférence mais plutôt le souhait, assumé, de ne pas me laisser gagner par ce gigantesque barnum que j'assimile au mieux à une farce. Un vote nul s'impose, n'en déplaise à la gauche de la gauche, que je connais trop bien pour qu'elle ait ma confiance, et aux "royaliens" agitant le spectre du danger Sarkozy. Que ce danger existât est une hypothèse de travail, encore faudrait-il l'étayer. Mais qu'il fonderait un vote favorable à Royal est un chantage insupportable.

Mon propos, quoi qu'il en soit, n'est pas de délayer ce débat. Ce qui m'intéresse ici est de pointer la crise que vit la démocratie représentative sur l'ensemble du globe - y compris chez les jeunes démocraties de l'est ce qui ne laisse pas d'intriguer, à mois qu'elle ne figure, ici, un écho paradoxal de la crise démocratique de l'empire US qui repose encore, ne l'oublions-pas, sur le putsch juridique de l'élection de Bush.

Cette crise se manifeste sous le terme générique de défiance des élites politiques, qui prend forme, le plus généralement (et dans des caractérisitiques certes différentes) sous les deux espèces de :
- l'abstention - on pourrait parler ici d'une désertion active de la citoyenneté tout comme les émeutes françaises de novembre 2005, proto-politiques, manifestent une forme de participation;
- du populisme (ou de la démagogie).

Cette crise doit naturellement être pensée en lien avec la déconstruction à la fin des années 70 de ce que les théoriciens de la régulation appelait le modèle fordien et, pour aller vite, des corps intermédiaires, notamment syndicaux.

Elle doit l'être aussi en relation avec un changement de culture qui a vu la subversion de la question sociale par les problématiques sociétales, changement induit par le système néo-libéral et sa promotion ad nauseam de l'individualisme (Les particules élémentaires de Houellebecq ont dit cela mieux que quiconque) .

Elle doit l'être, enfin, par l'évolution même de notre système de gouvernance - pour parler novlangue - qui a vu émerger à la fois des pouvoirs locaux (les collectivités dites territoriales) et la superstructure de l'Union européenne, évolution qui a en quelque sorte subverti le pouvoir consacré de l'Etat-Nation, en catimini. Je ne souhaite pas développer davantage ici mais aller straight to the point.

La question de la démocratie me paraît aujourd'hui marquée par quatre tendances simultanées :
- une dérive autoritaire ; le dernier quart de siècle aura été marqué par un tel mouvement du curseur à droite de l'échiquier politique que l'alternative bientôt consacrée (et déjà visible ailleurs) sera celle d'un choix entre centre droit et extrême-droite;
- l'émergence d'une démocratie soluble dans le Marché ; spectacle, sondage, opinion, tout ce que l'on voudra mais, surtout, le processus implacable du passage du politique (assis sur de l'analyse, du conflit, du rapport de forces) à la morale. Au passage, l'on perd toute la critique consacrée par des années de luttes et de réflexion sur l'ensemble des systèmes d'ordre qui, sans cesse naturalisés (ie, d'illégitimes en soi devenant des évidences, voir Bourdieu), gouvernent nos sociétés. Un seul exemple, ici : la lutte contre les discriminations. Le sociologue Bataille souligne combien l'on est passé en une dizaine d'années, sur ce thème, d'une critique au fond, sociale, sociologique, à ce qu'on appelle désormais la promotion de la diversité - qui n'est qu'une façon pour le Kapital d'offrir aux meilleurs de nos quartiers défavorisés une récompense, dans l'oubli de tous les autres - qui n'est que son versant moral voire compassionnel. A noter ici que, nombre de procédures dite de démocratie participative seront, de la même façon, recyclées par le système, les jurys citoyens, pour ne parler que d'eux, devenant des focus ou tasting groups de citoyens, dans le meilleur des mondes du marketing qualititatif. Notre horizon est celui du citoyen-client;
- l'émergence, contradictoire, d'une participation citoyenne construite (mais, alors, pas du tout dans une injonction venue du politique ni dans une logique institutionnelle). Celle-ci est encore balbutiante, peut-être utopique, mais elle s'organise dans un rapport qui est celui de la mutualisation, du réseau, de la co-formation, de la co-décision. Elle n'aura au mieux qu'un pouvoir d'empêchement ou de surveillance mais, ô combien, utile. De son avenir dépendra la survenance ou non d'une quatrième tendance, plus radicale, qui pourrait faire son lit du désespoir ambiant ou du simple sentiment d'impuissance politique :
- le retour de l'action directe ou, en d'autres termes, d'un néo-terrorisme politique.

Il ne s'agit pas ici de jouer les Cassandre - tel Attali dans son dernier opus, même si son analyse n'est pas à rejeter d'un revers de bras - mais de décrire ce qui me semble être les tendances lourdes de notre dernier quart de siècle. La véritable alternative se joue dans ces coordonnées nouvelles et on se souviendra, avec Malraux, qu'elle sera, quoi qu'il en soit, imprévisible. C'est, sans doute là, la seule bonne nouvelle.

dimanche 25 mars 2007

Rien, hors les apparences

Lars von Trier est une sorte de bon copain de génération, quelqu'un qui accompagne de ses films le propre cours de nos vies d'occidentaux nés au milieu des sixties (même s'il est, lui, de 56). Rien ne limite cet héritier de Dreyer dont j'ai vu en 1984 le premier film (The element of crime, tourné dans une couleur sépia et racontant les dérives de petits nazillons danois) avec l'impression de découvrir une nouvelle forme de cinéma politique. Politique, tel est bien le mot, tant cet artiste au génie multiforme (et qui ne se sera jamais compromis) aura été sans cesse été porté (et hanté sans doute) par la question sociale, comme en témoignent des films aussi différents que Breaking the waves, Dancer in the dark, ou encore Dogville, qui sont autant de chefs d'oeuvre. Son dernier opus, Le Direktor, ne parle pas d'autre chose dans une tonalité qui serait celle des comédies de Shakespeare dopées par un élan proprement fellinien. C'est bien de farce qu'il s'agit ici mais combien est-elle aussi désopilante que féroce. L'ami Lars nous conduit ici, avec une économie de moyens bien indigne de Dogma - mouvement qu'il aura créé pour mieux le clôre et, maintenant, s'en moquer, en bon Dada - dans le huis-clos d'une petite entreprise de services informatiques en voie d'acquisition (par un islandais, ce qui nous vaut des scènes anthologiques) et dont le vrai-faux directeur recrute, pour mieux faire passer la pilule, une acteur de théâtre expérimental fauché pour jouer LE DIREKTOR. Façon, sans doute, de dire, dans cette saga du grand et du petit Capital (comme on parle du grand et du petit véhicule), dans ce loft néo-libéral que nous habitons tous, que plus personne n'est au fond responsable de rien sans que la main soit invisible (nous sommes tous complices à un titre ou un autre). A voir absolument.

D'un artiste l'autre, le guitariste virtuose Marc Ducret se donnait en trio lors de Banlieues bleues et ce concert tout en syncopes et ruptures de rythme (toujours mieux ralentir avant de revenir à la frénésie hendrixienne) fut mémorable et rageur. C'est tout le charme des musiciens autodidactes que de pouvoir exprimer, dans cette musique si ouverte que le jazz, leur style dans un échange singulier qui renvoie cette musique toujours menacée de s'ossifier autour de canons - de standards - à une contemporanéité possible (et, comme Zappa, tout ici est écrit). Toute cette alchimie n'est rendue possible que dans le moment singulier du concert, sur ce fil de rasoir où l'énergie des musiciens se charge, comme en thermodynamique, de celle du public. Quel plus beau terme que celui de spectacle vivant quand il l'est à ce point d'incandescence ? Reste que Ducret, jadis guitariste du premier orchestre national de jazz - celui de François Jeanneau que je vis en concert il y a une vingtaine d'années avec en guests stars Randy Brecker (trompette) et Peter Erskine (batterie) - n'a plus depuis trois ans de producteur et vit en artisant de son art. On pourrait ainsi longuement parler, à partir de ce seul cas, des apories de nos politiques culturelles sans oublier les stratégies des marchands de disques.

Pour finir, je n'aurai pas de mot assez dur pour l'article du tout petit sociologue Philippe Corcuff - ci-devant membre de la LCR au sein d'une hypothétique tendance sociale-démocrate - à l'occasion de la disparition de Jean Baudrillard, dans le Monde du 19 décembre. Il est titré "Jean Baudrillard n'a pas eu lieu" et enfile méthodiquement toutes les perles de la bêtise. Baudrillard aura autant contesté qu'il aura été contesté mais lui avait le privilège du respect et de l'intelligence. Il y a là quelque chose de proprement inconvenant qui interroge sur les intentions fort régressives des déscendents auto-proclamés de Bourdieu. Il faudra donc que je revienne sur le corpus conceptuel de Baudrillard - sur lequel il a pu asseoir une écriture qui se voulait effectivement fulgurante sans être intuitive - pour montrer combien il aura été en précession de toutes les évolutions majeures de notre système désormais global. Je livrerai ce soir simplement ceci : les pionniers dont je parlais la semaine dernière affrontent le danger et le risque de défier les tendances macroscopiques du système tandis que la sociologie post bourdieusienne ronronne dans une analyse, certes pertinente et fondée, confinée à des champs microscopiques. C'est, par homologie, un peu la même histoire que la physique de Newton face à la relativité : à vitesse lente, elle est toujours valide. Mais, à la vitesse de la lumière, qui est aussi celle des réseaux du virtuel tant annoncée puis explorée par Baudrillard, ses principes explosent ou implosent, au choix, et ne deviennent plus qu'un cas particulier d'une théorie générale. Reste que tout cet arsenal théorique de champ, d'habitus, de capital sous toutes leurs espèces ne nous parle plus aujourd'hui qu'à la manière de ces étoiles mortes dont nous recevons encore les flux de photons.

Pour patienter dans ma défense de la pensée de JB, je recopie ici les premières lignes d'un texte de sa main lu par ses soins en juin 1993 à Venise au Cercle de l'Arsenal et qui, me semble-t-il, est un sommet de théologie dans un monde sans Dieu (et quel autre mobile peut désormais nous habiter et nous travailler au corps et à l'âme, nous autres occidentaux habitant cet extérieur indifférent ?) : "S'il n'y avait pas les apparences, le monde serait un crime parfait, c'est à dire sans criminel, sans victime et sans mobile. Dont la vérité se serait à jamais retirée, et dont le secret ne serait jamais levé, faute de traces. Mais justement le crime n'est jamais parfait, car le monde se trahit par les apparences, qui sont les traces de son inexistence, les traces de la continuité du rien. Car le rien lui-même, la continuité du rien laisse des traces. Et c'est par là que le monde trahit son secret. C'est par là qu'il se laisse pressentir, tout en se dérobant derrière les apparences".

PS : j'ai légèrement modifié le post de la semaine dernière, d'inspiration trop ténébreuse, pour lui redonner la cohérence que je lui souhaitais. Bonne semaine.


lundi 19 mars 2007

Retour d'hiver ("Wo aber Gefahr ist, wächst das Rettende auch")

Au moment de jeter un peu de terre sur le cercueil de Jean Baudrillard, j'avais à la fois le sentiment d'être un intrus (dans la mesure où je n'étais pas un "pair") et de ne pas pouvoir ne pas être là tant j'aurai fait partie de cette "communauté d'admiration" si présente mardi dernier, comme l'a si joliment dit dans son éloge, Maffesoli, à moins que ce ne soit Edgard Morin, Jacques Donzelot ou Marc Guillaume. A tel point qu'en 1991, ivre de sa lecture, j'avais envoyé une longue lettre à l'auteur des stratégies fatales comme si ma vie en dépendait, lettre qu'il avait reçue avec autant de bienveillance que de simplicité et qui m'aura permis, au long des années 1990, d'avoir avec lui des conversations passionnantes, le plus souvent dans son antre de la rue Ste Beuve, autour d'un verre de vin et de charcuteries. Et, si le temps a fait que ces moments sont devenus rares, cela n'est du qu'au fait que de la communauté des "admirants", je n'aurai pas su, ou pu, passer à cet autre statut qu'est celle des "écrivants" (ou tellement peu que cela en est dérisoire). En termes baudrillardien, on dira brutalement que j'aurai été incapable de relever le défi de sa pensée, de la pensée tout court. La chose est si vraie que je m'en remets toujours à d'autres, Sloterdijk aujourd'hui, pour éclairer et admettre plus facilement ce monde dans lequel je me débats sans autre aplomb que celui de tuteurs patentés. Ce n'est pas le propos de ce blog que de jeter en pâture ma petite condition, humaine trop humaine, personnelle si personnelle: plutôt de signifier par là que l'ordre de la pensée, quand elle est seulement vécue par la lecture, aussi passionnée soit-elle, ne garantit, hélas, qu'un très faible degré d'immunité à notre être "jeté là", pour reprendre les mots d'Heidegger - Geworfenheit - mais que ce degré là (qui est aussi de liberté) n'a justement pas de prix. Je veux parler ici de cette faculté à n'être qu'aussi peu que possible - ou alors dans la joie spinozienne - affecté par les injonctions de ce qu'on appellera par commodité, notre système. Mettre le monde à distance, gagner les sphères dites du symbolique (qui ne sont autres que celle d'une anthropologie fondamentale) où le principe de réversibilité l'emporte sur tout, telle est bien la leçon que j'aurai entendue de Jean, même si trop peu incorporée. En ce sens, pour la communauté des lecteurs (et des "admirants"), dont je suis, le travail continue (celui de passer d'agent à acteur), comme on le dit de la vie, mais désormais sans autre bon secours que de revenir aux textes. Ce propos n'est d'ailleurs que doux-amer et, plutôt que du ressentiment, il faut y voir une forme de savoir-être, et peut-être même de stratégie, tant le danger est grand de s'aventurer sur le terrain de ce que les anciens Grecs appelaient le "te megala", celui des grandes affaires de ce monde. Qu'on voie ce qu'il est advenu de Nietzsche ou d'Hölderlin, qui écrivit ce vers justement fameux dans Hyperion et cité en titre de ce post, "Là où croît le danger, croît aussi ce qui nous sauve" (la traduction est de moi). Il y a tout de même un mystère à ce que des pionniers émergent ainsi, avec la force de l'évidence, pour défier le sens - comme direction et signification - du monde. Combien nous leur sommes redevables de cete sorte de procuration relève sans doute du truisme mais je tenais à le signifier.

Que Jean repose dans la même paix que celle de son oeuvre entière et que le son de sa voix, si séduisante et assurée, nous accompagne à jamais dans nos balbutiements d'êtres englués dans le social, englués dans nos étants pour la mort (Heidegger toujours !).
Je m'en remets à l'Illusion, à la Règle, au défi, à l'intelligence du Mal !
Je m'en remets à ce qu'il peut subsister de séduction.

dimanche 11 mars 2007

Vie et mort de l'Illusion

A simple and brief post tonight pour vous exhorter au sortir de l'hiver à entrer dans le génie de la Comédie "moderne" (et de son délire ontologique post seconde globalisation, celle du monde comme extérieur indifférent selon Sloterdijk) en vous ruant à la MJC de Bobigny - le spectacle partira en tournée en France - pour savourer l'adaptation du Songe d'une nuit d'été de Shakespeare par Jean-Michel Rabeux (là où Shakespeare joue des classes sociales, du rang, il se joue lui de l'apparence sexuelle, c'est en cela une véritable transposition). Spectacle vivant qui fait oublier le temps d'un rêve que le grand penseur de l'Illusion que fut Jean Baudrillard nous a quitté cette semaine. Il est d'ailleurs étrange et presque mystérieux, qu'alors que j'en ai été si proche, j'aie attendu la semaine dernière seulement pour l'évoquer.

Hommage lui sera rendu Mardi Matin au cimetière du Montparnasse.
J'y reviendrai, bien sûr. Aussi longuement qu'il faudra tant sa disparition figure la fin d'une ère d'un demi-siècle inouï de pensée française, certes éclatée en autants de singularités, mais productrice, n'en déplaise, de grands concepts vivants.

Chagrin et rires mêlés, histoires de vie.

Nothing else.

Have a nice week. Take care.

lundi 26 février 2007

Du désir comme agencement

Une définition possible de la post-modernité - ou de la post-histoire pour parler comme Sloterdijk - pourrait bien être qu'il est devenu aussi difficile de se mettre en congé du monde que de soi-même.

S'imaginer touriste dans sa propre ville, voilà qui, on l'admettra, pourrait être un antidote possible. Ainsi de cette visite surréaliste du Chinatown de Paris mardi dernier : rendez-vous est donné par Pariscope avec le guide face à la BNP au métro Tolbiac. A l'heure dite, nous sommes déjà une vingtaine. Le voilà qui arrive, veste jaune poussin, vieux pantalon sans ceinture, chaussures ayant eu un style, empestant une eau de cologne bon marché. Son débit est pâteux - un mot sur cinq se perd au creux d'une bave à la commissure des lèvres - on le dirait levé d'une cuite mémorable. Nous aurons droit à un arrêt commenté tous les 50 mètres dans ce curieux triangle d'or où vivent, selon des chiffres raisonnables, 35 000 chinois venus tous d'Asie du sud-est (ils ont occupé, à partir des années 70, ces forêts de tours dont les français ne voulaient pas, un demi-siècle après que Chou En Lai et Deng Zhiao Ping aient habité à quelques encablures). Deux visites de lieux de cultes suivent, et voilà l'heure et demie passée. L'altérité la plus radicale est à portée, que le véhicule soit grand ou petit. J'en suis quitte pour me rémémorer mes dix-huit mois de Singapour (20 ans déjà). Et me dire que nous n'en avons pas fini avec la Chine ni, encore moins, avec la diaspora chinoise. Je connais suffisamment cet extrême-orient pour savoir que le dialogue sera aussi difficile que riche : leur actuelle domination - qui ne fait que commencer - oblige ou obligera à une conversation qui sera, pour nous occidentaux, en tous points singulière, car peu polluée par la mémoire et toute entière tournée vers l'avenir.

Clint Eastwood ne semble pas d'un autre avis qui a, autour du conflit qui opposa GI's et soldats japonais sur l'île d'Iwo Jima, en février et mars 1945, magnifiquement réalisé un diptyque en miroir, d'un front l'autre (Mémoires de nos pères/ Lettres d'Iwo Jima). Je ne me souviens pas que l'on ait ainsi choisi d'avoir une telle vision spéculaire de la guerre et je recommande vivement de voir les deux films l'un après l'autre, à une journée de distance. Que cet oeuvre ait ses imperfections est indéniable - comme toujours chez Eastwood, les ficelles dramaturgiques sont parfois un peu grosses - mais l'essentiel est ailleurs. Il y a ici une précision clinique dans l'art de démontrer combien, côté US, la propagande (et l'économie de guerre qui confine à la faillite) ne peut dissimuler une profonde lassitude de la guerre et, même, un dégoût de celle-ci : la désagrégation historique de l'Etat-Nation et de sa cristallisation face à l'ennemi est déjà en marche et annonce le Vietnam. Quelque chose ne fonctionne plus dans la mobilisation du peuple et l'inanité de ce combat aussi violent que désespéré transpire jusqu'aux combattants de l'empire nippon. Tout semble courir sur l'erre, jusqu'au code de l'honneur, sur un plan d'immanence qui n'est autre que celui de l'absurde. Le glas qui sonne au dessus des victimes est aussi celui de l'ordre occidental impérial : on change d'ère dans la sauvagerie d'une mécanique dont plus personne ne maîtrise la stratégie, Nagazaki et Hiroshima sont à quelques mois seulement. Nous vivons dans cet après-là, dans ses spasmes, mais une page de 500 ans se referme sur ces plages noires volcaniques du Pacifique que l'on retrouve au nord de Bali.

"Cap au pire" écrit Beckett, à sa manière, en 1983, revenant à sa langue maternelle quelques années avant sa mort. Il ne pourra lui-même le traduire en français tant sa détresse fut grande à l'écriture de ce court texte parcouru par une souffrance prégnante mais, aussi, par le génie singulier de cette langue balbutiante, hésitante, semblant se pasticher elle-même (comme chez le Kafka du Procès) sans que la narration n'oublie de nous emmener d'un point A à un point Z, narration qui ne semble rien d'autre que l'histoire de la dissolution ou du brouillage des derniers repères de l'existence tout autant que de la geste d'écrire. Sami Frey en fait au théâtre de l'Atelier une lecture quasimment hypnotique de sa voix si singulière. On sait désormais que Godot ne viendra plus, et la scène se vide malgré tous les efforts du narrateur pour tenter de resusciter des personnages, éclairer la pénombre, dissiper la douleur, dans une sorte de leçon inaugurale surréaliste de fin de partie. Il n'est pas besoin d'être un vieillard pour être bouleversé par les dernières pages, où l'auteur/ narrateur finit par renoncer et sombrer dans ce trou noir de l'être où le temps, l'espace, la chair, le verbe lui-même, semblent se dissiper irrémédiablement dans un virtuel déspinalisé, avant le noir complet. "Derrière le rideau, il n'y a rien" lançait un Hegel presque goguenard, ici il ne tombe même plus. La salle finit par comprendre qu'il convient d'applaudir, le plus chaleureusement possible, pour ne pas elle aussi verser dans cet outre-monde spectral. On se souviendra que, plus de trente ans plus tôt, le vagabond Molloy se prenait encore au jeu de la vie, en translatant des cailloux d'une poche l'autre de son manteau, que Vladimir et Estragon étaient taquinés par l'espoir et une ironie aussi mordante que crépusculaire. Cap au pire figure a contrario une sorte d'élégie déstructurée à l'extinction des derniers feux, à l'extinction de la vie : derniers soubresauts avant la mort d'un homme, mais d'un homme qui était aussi un monde, qui portait avec lui un univers singulier qui ne pourra manquer de disparaître avec lui. Ce chant là est inscrit dans notre ADN car comment expliquer autrement que quelque chose crie en nous à l'écoute de ce texte ? On ne remerciera jamais assez Sami Frey de sa lecture de ce qui est, sans doute, proprement illisible, car on en sort comme sous le charme d'être encore vivant.

A la réflexion, il me semble que ce que Cap au pire laisse transpirer, à la frontière même de la mort, n'est rien d'autre que le renoncement progressif du désir à être. Ou, plutôt, pour paraphraser Deleuze, du désir d'agencement à agencer. La fin du désir, et la fin tout court, c'est quand plus rien ne parvient à être agencé, que toute forme d'agencement bascule dans la pénombre absolue. Le narrateur, Beckett, ne dit pas autre chose. Il se trouve que j'avais trouvé soudain indispensable, avant d'aller au théâtre - et cela est bien mystérieux - de réécouter l'abécédaire de Deleuze à le lettre D comme Désir. Tout art de la scène renvoie à ce désir d'agencement et là tient peut-être l'explication. A moins qu'elle ne tienne dans le fait d'avoir retiré récemment quelques instantanés de notre été corse. Une bonne photographie n'est pas de celle que l'on désire mais qui vous désire. Mon père, puis Baudrillard, m'ont expliqué cela avec une tranquillité telle qu'on ose en douter. Ou, plus simplement encore, se peut-il que mon désir lui-même ait peine à s'agencer, car le recours à Deleuze sent autant l'intime que l'esthétique. Je crois enfin que ma récente découverte du dernier film de Wenders, Don't come knockin', scénarisé par Sam Sheppard comme Paris Texas vingt ans plus tôt - mais sans l'once d'une nostalgie- et dont la mise en scène m'a tout simplement ravi - les plans à la Edward Hopper sont de pures merveilles et la fluidité onirique du montage crée une sorte d'attention jubilatoire - n'y est pas pour rien.

D comme Désir, donc. Oublions le contexte, 1972, l'anti-Oedipe, Felix Guattari et l'anti-psychiatrie d'alors, et concentrons-nous sur ce que nous dit Deleuze.

Jusque là, l'objet est toujours extrait du désir. C'est à la psychanalyse qu'il ait fait référence mais, oublions, une minute, la psychanalyse. L'objet, donc, est toujours extrait du désir et il s'agit, en philosophe, de bâtir un nouveau concept de désir. Le point de départ est d'établir ou, plutôt, de rétablir, un concept intransitif de désir. En d'autres termes, on ne désire pas quelque chose ou quelqu'un, on désire un ensemble. Le désir ne peut s'appréhender que dans un ensemble car, désirer, c'est construire un agencement. Par exemple, on ne désire pas une femme, en soi, mais une femme prise dans un contexte, une histoire, ce que Proust a si bien décrit.

Bien. Reprenons maintenant la psychanalyse puisque c'est à elle que s'affronte ce concept constructiviste du désir. En bon nietzschéen, Deleuze fait remarquer que la psychanalyse parle du désir comme les prêtres du monothéisme : ce n'est plus, certes, de pêché originel qu'il s'agit, mais de castration et de pulsion de mort, ce que l'on peut considérer comme bien pire. Ici, c'est moi qui parle, l'enjeu n'est rien d'autre que de poser un concept vitaliste du désir. Avant que de voir quels seront les quatre principaux agencements du désir, Deleuze oppose trois points à la psychanalyse :
1 L'inconscient n'est pas un théâtre - où Hamlet cotoierait Oedipe - mais un lieu de production
2 Le délire ne porte pas sur le couple papa/maman mais sur le monde entier ; le délire est cosmique
3 Le désir est au contraire un agencement de plusieurs facteurs, quatre si l'on veut bien

Lesquels ?

1 Un lieu, un état de choses
2 Un type d'énoncé, un style d'énonciation
3 L'ancrage dans un, des, territoires
4 Un processus simultané de déterritorialisation

La libido coule au sein de ces coordonnées.

Vous l'aurez compris, tout le Beckett de Cap au pire est là. Tout Beckett est là. Et, sans doute, nous en sommes tous là, pour peu que nous soyons encore des êtres désirants. Cela est vrai du guide de Chinatown, du film, ô combien agencé, de Clint Eastwood ou de Wenders, de toute production humaine. Guidée par ce désir de construire un ensemble, d'opérer un agencement, dans l'espace et le temps. N'est-ce pas là une délivrance ? Je ne peux ici m'empêcher de penser, comme souvent, à la chanson de Bob Dylan, I shall be released. Et, plus précisément, au film de Martin Scorcese consacré au concert d'adieu de ce groupe parmi les groupes que fut The Band : the last waltz, l'un des plus grands agencements de concert qui soit (et il y aurait tant à en dire ! mais je suis déjà bien long, en rattrapage, pour les lecteurs et lectrices assidus, de ces deux semaines sans post).

Dans la foulée, je viens de voir un film intitulé "la vie des autres" racontant l'écoute d'un écrivain de théâtre en 1984/85 sous l'égide de la Stasi en RDA et, mon Dieu, là encore, ce n'est que d'agencements qu'il s'agit, que cela émane du créateur ou de son scrutateur. J'en suis encore pantelant d'émotions (l'actrice principale, dans sa féminité outrageuse, n'y est sans doute pas pour rien).

Ainsi, ce que fut le communisme réel ne doit pas nous faire oublier ce qu'est le Kapital (qui lui a eu partie liée et vice et versa, dans la suraccumulation dudit Capital, je renvoie ici à Immanuel Wallerstein - toujours renvoyer à la source car, comme dit si bien le talmud, ne pas citer tes sources t'enverra en enfer). Pour finir, donc, cette phrase lumineuse de l'immense Sloterdijk extraite du "Palais de cristal", oeuvre qui ne finira pas de nous hanter : "Du capitalisme, il a fallu cependant attendre nos jours pour dire qu'il a représenté plus qu'un "rapport de production" ; depuis toujours, sa prégnance a largement dépassé ce que la figure intellectuelle du "marché mondial" pouvait désigner. Il implique le projet consistant à transposer la totalité de la vie du travail, des désirs et de l'expression artistique des êtres, dans l'immanence du pouvoir d'achat.

Il y a bien des choses que j'aurais pu développer - je suis un piètre auteur de fragments - mais on comprendra qu'il n'y ait pas, ce soir, de meilleure conclusion, provisoire, à ce sunday blog post.

Bonne semaine à toutes et tous.

PS : je ne peux m'empêcher ici, puisque l'on a parlé si longuement d'agencement, de citer une phrase de l'un des fondateurs de l'agence de photographie VIVA (1972-1982/ exposition à l'hôtel Sully), François Hers, qui se voulait proposer une alternative à l'angle d'attaque "classique" du reportage et qui écrivait ainsi en 1975 : "Pour moi, le photographe c'est quelqu'un qui ne sait pas pourquoi il fait des photos, qui poursuit une expérience intérieure, qui navigue sur une mer d'inconscient et qui se donne des repères, pour organiser son action, pour maîtriser son angoisse." D'autres que moi ont su (cela est d'ailleurs toujours aussi curieux) savent et sauront que là est la clé de cette exposition et, peut-être, de ce moment historique. Nous qui sommes tous des agenceurs du désir ne sauront là dire mieux qu'à cette époque d'après 68 où l'on réalisait des rêves... si brièvement. Le photographe Baudrillard aurait pu signer ce court manifeste si trivialement qualifié d'utopique. Les correspondances sont infinies.