dimanche 25 mars 2007

Rien, hors les apparences

Lars von Trier est une sorte de bon copain de génération, quelqu'un qui accompagne de ses films le propre cours de nos vies d'occidentaux nés au milieu des sixties (même s'il est, lui, de 56). Rien ne limite cet héritier de Dreyer dont j'ai vu en 1984 le premier film (The element of crime, tourné dans une couleur sépia et racontant les dérives de petits nazillons danois) avec l'impression de découvrir une nouvelle forme de cinéma politique. Politique, tel est bien le mot, tant cet artiste au génie multiforme (et qui ne se sera jamais compromis) aura été sans cesse été porté (et hanté sans doute) par la question sociale, comme en témoignent des films aussi différents que Breaking the waves, Dancer in the dark, ou encore Dogville, qui sont autant de chefs d'oeuvre. Son dernier opus, Le Direktor, ne parle pas d'autre chose dans une tonalité qui serait celle des comédies de Shakespeare dopées par un élan proprement fellinien. C'est bien de farce qu'il s'agit ici mais combien est-elle aussi désopilante que féroce. L'ami Lars nous conduit ici, avec une économie de moyens bien indigne de Dogma - mouvement qu'il aura créé pour mieux le clôre et, maintenant, s'en moquer, en bon Dada - dans le huis-clos d'une petite entreprise de services informatiques en voie d'acquisition (par un islandais, ce qui nous vaut des scènes anthologiques) et dont le vrai-faux directeur recrute, pour mieux faire passer la pilule, une acteur de théâtre expérimental fauché pour jouer LE DIREKTOR. Façon, sans doute, de dire, dans cette saga du grand et du petit Capital (comme on parle du grand et du petit véhicule), dans ce loft néo-libéral que nous habitons tous, que plus personne n'est au fond responsable de rien sans que la main soit invisible (nous sommes tous complices à un titre ou un autre). A voir absolument.

D'un artiste l'autre, le guitariste virtuose Marc Ducret se donnait en trio lors de Banlieues bleues et ce concert tout en syncopes et ruptures de rythme (toujours mieux ralentir avant de revenir à la frénésie hendrixienne) fut mémorable et rageur. C'est tout le charme des musiciens autodidactes que de pouvoir exprimer, dans cette musique si ouverte que le jazz, leur style dans un échange singulier qui renvoie cette musique toujours menacée de s'ossifier autour de canons - de standards - à une contemporanéité possible (et, comme Zappa, tout ici est écrit). Toute cette alchimie n'est rendue possible que dans le moment singulier du concert, sur ce fil de rasoir où l'énergie des musiciens se charge, comme en thermodynamique, de celle du public. Quel plus beau terme que celui de spectacle vivant quand il l'est à ce point d'incandescence ? Reste que Ducret, jadis guitariste du premier orchestre national de jazz - celui de François Jeanneau que je vis en concert il y a une vingtaine d'années avec en guests stars Randy Brecker (trompette) et Peter Erskine (batterie) - n'a plus depuis trois ans de producteur et vit en artisant de son art. On pourrait ainsi longuement parler, à partir de ce seul cas, des apories de nos politiques culturelles sans oublier les stratégies des marchands de disques.

Pour finir, je n'aurai pas de mot assez dur pour l'article du tout petit sociologue Philippe Corcuff - ci-devant membre de la LCR au sein d'une hypothétique tendance sociale-démocrate - à l'occasion de la disparition de Jean Baudrillard, dans le Monde du 19 décembre. Il est titré "Jean Baudrillard n'a pas eu lieu" et enfile méthodiquement toutes les perles de la bêtise. Baudrillard aura autant contesté qu'il aura été contesté mais lui avait le privilège du respect et de l'intelligence. Il y a là quelque chose de proprement inconvenant qui interroge sur les intentions fort régressives des déscendents auto-proclamés de Bourdieu. Il faudra donc que je revienne sur le corpus conceptuel de Baudrillard - sur lequel il a pu asseoir une écriture qui se voulait effectivement fulgurante sans être intuitive - pour montrer combien il aura été en précession de toutes les évolutions majeures de notre système désormais global. Je livrerai ce soir simplement ceci : les pionniers dont je parlais la semaine dernière affrontent le danger et le risque de défier les tendances macroscopiques du système tandis que la sociologie post bourdieusienne ronronne dans une analyse, certes pertinente et fondée, confinée à des champs microscopiques. C'est, par homologie, un peu la même histoire que la physique de Newton face à la relativité : à vitesse lente, elle est toujours valide. Mais, à la vitesse de la lumière, qui est aussi celle des réseaux du virtuel tant annoncée puis explorée par Baudrillard, ses principes explosent ou implosent, au choix, et ne deviennent plus qu'un cas particulier d'une théorie générale. Reste que tout cet arsenal théorique de champ, d'habitus, de capital sous toutes leurs espèces ne nous parle plus aujourd'hui qu'à la manière de ces étoiles mortes dont nous recevons encore les flux de photons.

Pour patienter dans ma défense de la pensée de JB, je recopie ici les premières lignes d'un texte de sa main lu par ses soins en juin 1993 à Venise au Cercle de l'Arsenal et qui, me semble-t-il, est un sommet de théologie dans un monde sans Dieu (et quel autre mobile peut désormais nous habiter et nous travailler au corps et à l'âme, nous autres occidentaux habitant cet extérieur indifférent ?) : "S'il n'y avait pas les apparences, le monde serait un crime parfait, c'est à dire sans criminel, sans victime et sans mobile. Dont la vérité se serait à jamais retirée, et dont le secret ne serait jamais levé, faute de traces. Mais justement le crime n'est jamais parfait, car le monde se trahit par les apparences, qui sont les traces de son inexistence, les traces de la continuité du rien. Car le rien lui-même, la continuité du rien laisse des traces. Et c'est par là que le monde trahit son secret. C'est par là qu'il se laisse pressentir, tout en se dérobant derrière les apparences".

PS : j'ai légèrement modifié le post de la semaine dernière, d'inspiration trop ténébreuse, pour lui redonner la cohérence que je lui souhaitais. Bonne semaine.