lundi 19 mars 2007

Retour d'hiver ("Wo aber Gefahr ist, wächst das Rettende auch")

Au moment de jeter un peu de terre sur le cercueil de Jean Baudrillard, j'avais à la fois le sentiment d'être un intrus (dans la mesure où je n'étais pas un "pair") et de ne pas pouvoir ne pas être là tant j'aurai fait partie de cette "communauté d'admiration" si présente mardi dernier, comme l'a si joliment dit dans son éloge, Maffesoli, à moins que ce ne soit Edgard Morin, Jacques Donzelot ou Marc Guillaume. A tel point qu'en 1991, ivre de sa lecture, j'avais envoyé une longue lettre à l'auteur des stratégies fatales comme si ma vie en dépendait, lettre qu'il avait reçue avec autant de bienveillance que de simplicité et qui m'aura permis, au long des années 1990, d'avoir avec lui des conversations passionnantes, le plus souvent dans son antre de la rue Ste Beuve, autour d'un verre de vin et de charcuteries. Et, si le temps a fait que ces moments sont devenus rares, cela n'est du qu'au fait que de la communauté des "admirants", je n'aurai pas su, ou pu, passer à cet autre statut qu'est celle des "écrivants" (ou tellement peu que cela en est dérisoire). En termes baudrillardien, on dira brutalement que j'aurai été incapable de relever le défi de sa pensée, de la pensée tout court. La chose est si vraie que je m'en remets toujours à d'autres, Sloterdijk aujourd'hui, pour éclairer et admettre plus facilement ce monde dans lequel je me débats sans autre aplomb que celui de tuteurs patentés. Ce n'est pas le propos de ce blog que de jeter en pâture ma petite condition, humaine trop humaine, personnelle si personnelle: plutôt de signifier par là que l'ordre de la pensée, quand elle est seulement vécue par la lecture, aussi passionnée soit-elle, ne garantit, hélas, qu'un très faible degré d'immunité à notre être "jeté là", pour reprendre les mots d'Heidegger - Geworfenheit - mais que ce degré là (qui est aussi de liberté) n'a justement pas de prix. Je veux parler ici de cette faculté à n'être qu'aussi peu que possible - ou alors dans la joie spinozienne - affecté par les injonctions de ce qu'on appellera par commodité, notre système. Mettre le monde à distance, gagner les sphères dites du symbolique (qui ne sont autres que celle d'une anthropologie fondamentale) où le principe de réversibilité l'emporte sur tout, telle est bien la leçon que j'aurai entendue de Jean, même si trop peu incorporée. En ce sens, pour la communauté des lecteurs (et des "admirants"), dont je suis, le travail continue (celui de passer d'agent à acteur), comme on le dit de la vie, mais désormais sans autre bon secours que de revenir aux textes. Ce propos n'est d'ailleurs que doux-amer et, plutôt que du ressentiment, il faut y voir une forme de savoir-être, et peut-être même de stratégie, tant le danger est grand de s'aventurer sur le terrain de ce que les anciens Grecs appelaient le "te megala", celui des grandes affaires de ce monde. Qu'on voie ce qu'il est advenu de Nietzsche ou d'Hölderlin, qui écrivit ce vers justement fameux dans Hyperion et cité en titre de ce post, "Là où croît le danger, croît aussi ce qui nous sauve" (la traduction est de moi). Il y a tout de même un mystère à ce que des pionniers émergent ainsi, avec la force de l'évidence, pour défier le sens - comme direction et signification - du monde. Combien nous leur sommes redevables de cete sorte de procuration relève sans doute du truisme mais je tenais à le signifier.

Que Jean repose dans la même paix que celle de son oeuvre entière et que le son de sa voix, si séduisante et assurée, nous accompagne à jamais dans nos balbutiements d'êtres englués dans le social, englués dans nos étants pour la mort (Heidegger toujours !).
Je m'en remets à l'Illusion, à la Règle, au défi, à l'intelligence du Mal !
Je m'en remets à ce qu'il peut subsister de séduction.