dimanche 16 septembre 2007

Ground Zero

Il me paraît difficile de contester qu'il existe un particulier génie américain à mettre des noms sur les choses (1). "Ground zero", que l'on y songe (la photo date de notre voyage de mai) : voilà bien un terme intraduisible que la langue américaine fait claquer comme un gimmick rock. C’est un peu comme si, par cette expression, on ramenait le désastre de l’écroulement des tours-jumelle à un plan d’immanence, le sol, qui soit à la fois la fin et le début d’autre chose. Le tout sans aucun pathos, victimisation, travail de deuil ou je ne sais quoi, qui font le délice de nos journaux télévisés. Ce que le terme confesse c’est, au contraire, une forme de brutalité aussi clinique que sidérante. En témoigne la torpeur prégnante qui semble encore régner sur le chantier où doit s’élever un monument commémoratif mais d’où rien ne semble vouloir émerger. Tout se passe d’ailleurs comme si on ne souhaitait pas en finir avec ce champ de poussières – qui a par ailleurs contaminé nombre de sauveteurs bénévoles aujourd’hui sans assistance - en finir avec le moment même du 11 septembre. Ground Zero, c’est à la fois la façon sèche et si nouveau monde de nommer l’innommable mais aussi une forme, bien peu américaine cette fois, de dire une paralysie, un arrêt du temps. Cela, sans aller jusqu’à dire que le 09/11 marque un changement d’ère – bien que l’on ait ainsi voulu nous le vendre pour les motifs que l’on sait, avec un souci de simplification bien suspect - mais, plutôt, je ne trouve pas d’autre mot, un instant de stupeur.

On ne peut également s’empêcher de penser que transpire de ce terme une autre notion, à nous plus familière, celle de degré zéro. Degré zéro de quoi ? Peut-être de l’Occident lui-même et, plus précisément, de sa capacité unilatérale à défier le monde, dans son acception géographique mais aussi géopolitique, économique, morale, au nom de l’universel. L’esprit du terrorisme dont parlait Baudrillard peu après The disaster pourrait bien participer de ce moment où la geste unilatérale, sans réplique possible, n’appartient plus au seul Occident. Le degré zéro de l’Occident serait alors ce moment de perte de l’ensemble de ses monopoles, moraux, politiques, économiques, alors même que son projet pour le globe se réalisait.

Au-delà, construites avant la première crise pétrolière, les tours jumelles du sud de Manhattan signifiaient maîtrise et contrôle, quasi panoptique, de la mondialisation à venir. Une fois ramenés à cette dimension du Ground Zero, que reste-t-il de cette maîtrise et de contrôle ? Plus personne ne semble en avoir la réponse, pas même les terroristes, et c’est un peu comme si on en était revenu au premier ordre d’appréhension du monde dans l’Ethique de Spinoza, celui des confusions extrêmes, des sentiments premiers, sur lesquels le néo-conservatisme a naturellement prospéré.

Ground Zero, pensais-je ce week-end en déambulant dans les allées de la fête de l’humanité, voilà qui caractériserait également l’état de la Gauche (en France et pas seulement). L’implosion a eu lieu et le chantier est tout aussi désert. On y voit bien des grues, mais personne ne les manœuvre et elles n’ont aucun matériel à déplacer. On peut toujours siffler des mojitos au stand de France-Cuba, cela c’est du tangible, mais une bouteille entière de rhum ne nous permettrait pas d’imaginer ce que pourrait être le début du commencement d’un socialisme du 21ème siècle, puisque tel est le (pauvre) slogan. Le socialisme est une idée du 19ième siècle qui a trouvé sa meilleure traduction dans les économies d’Europe occidentale d’après-guerre, à peu près aussi fermées que le modèle keynésien (2). Tout y était administré, jusqu’au prix du pain ; tout y était encadré : change, crédits, salaires. L’échelle desdits salaires allait de 1 à 7, la redistribution favorisait le travail et l’égalité de traitement, le plein-emploi assurait mécaniquement le financement du welfare. Ce type de régulation d’économie au développement endogène, dont il nous reste encore beaucoup de vestiges, des vestiges de haute civilisation (tout l’appareil de l’Etat providence justement, qui tient encore grâce à une hausse des prélèvements obligatoires, portant essentiellement sur le travail), a commencé à s’effriter dès le premier choc exogène de 1973, en précession de la mondialisation à venir. Là commence bien notre histoire, moderne ou post-moderne, peu importe, avec l’irruption du reste du monde comme acteur de l’économie politique désormais globalisée.

Ainsi, dans la régulation post-moderne des économies ouvertes, le plan disparaît au profit des business plan (le court terme l’emporte sur tout autre horizon temporel), les réglementations sont défaites (le contrat se substitue au droit administratif), les flux sont souverains (et non plus les stocks), de même que les ajustements se font par les prix (et non plus par les quantités). Les modes d’organisation du travail sont tout aussi bouleversés et soumis au même principe d’extrême réactivité à la tyrannie du rendement des marchés financiers et des actionnaires. De ce bouleversement des trente dernières années il résulte notamment que l’ancienne société de production, consubstantielle à la Gauche de l’huma, relève aujourd’hui de ce que l’on appelle si symptomatiquement la « mémoire » : mémoire ouvrière, mémoire des luttes sociales, mémoire industrielle (il existe même un tourisme éponyme), façon de dire que sa réalité a perdu de sa superbe. (Notons au passage que la société de consommation, quant à elle, n’est plus qu’un trade mark warholien : la société dite de communication a tout subverti de son univers de signes où circule parmi d’autres l’icône du Che Guevara déconnecté de tout son univers historique et mental). La vieille Gauche (2) est de ces étoiles dont nous parviennent encore les rayons alors même qu’elles sont mortes. Mais le plan d’immanence de la Gauche est à recouvrer : Deleuze nous y aidera. Nous verrons cela dans un prochain post.

Pour finir sur une note jubilatoire, je laisse la plume à Francis Marmande qui nous a régalé d’une chronique d’anthologie dans le Monde de la semaine passée.

Chronique

Des trotskistes dans le XV de France, par Francis Marmande

LE MONDE | 12.09.07 |

Jouer mal, c'est une chose. Revenons à notre France-Argentine (12-17) perdu par le prétendant à la finale en ses terres (le XV de France). Jouer comme l'équipe de Bernard Laporte, futur-ex-sous-ministre de "M. Omniprésent", déjouer à ce point, ne relève ni du bien ni du mal : jouer avec cette sottise, cette application dans le mauvais choix, cette soif de perdre, ce talent du mauvais placement et des remplacements encore pires, ce goût de se faire grotesque qui ne ment jamais, déjouer ainsi devant 14 millions de télécaptifs qu'il s'agit de convertir, mérite quelque réflexion.

Thèse numéro 1 : la grande théorie de ces dernières années vient des économistes. On la nommera "théorie des préférences révélées". Explication : devant tout programme, tout projet, toute action simple de la vie, on s'abstiendra de juger par les intentions déclarées, les mouvements de menton, les gueulantes de presbytère, le volontarisme de banlieue chic. "La croissance, j'irai la chercher" ? S'il vous plaît, ne faites qu'un voyage : ramenez la Coupe du monde de l'autre main. Non, foin des promesses, on s'en tiendra aux préférences implicites, inconscientes, donc bien réelles, que révèle le résultat réel. Les préférences révélées.

En l'occurrence, tel est bien le sens de cette défaite imbécile, nette, voulue avec ardeur par les deux camps (l'Argentine, bien sûr, qui a très bien joué le coup, mais son piteux adversaire réduit au rôle de punching-ball) : mettre en péril le sous-ministre et son mentor. Ce qui manque à coup sûr d'élégance, car il s'agit de la France, messieurs, mais enfin, la Révolution n'a rien à voir avec l'élégance. Or, dans cette métamorphose de nos dodus et musculeux éphèbes aux reins bien cambrés (David Skrela), assez fiers de la leur (Dominici dixit), en soudain gros enfants bébêtes ; de ce transformisme de nus de calendrier en apprentis balourds orchestrés par les Deschiens, de cette fable à la Perrault, il convient de tirer la morale.

Thèse numéro 2 : la théorie et la pratique trotskistes sont sur ce point imparables. La stratégie qui en découle tient en un mot : l'entrisme. Dans les armées, on dit "noyautage", chez les agents secrets, "sous-marin", sur Internet, pourquoi se gêner, "utopie libertaire". L'entrisme consiste à entrer, s'infiltrer dans un parti, un syndicat, une organisation, pour la subvertir, la saboter ou en diriger la marche. Eviter évidemment le style Dupont-Dupond en costume local. La mise à mal du tandem sous-ministre, voix de son maître, relève d'évidence de l'entrisme. Vingt trotskistes, en comptant les remplaçants, ont fait du bon boulot sur la pelouse.

Thèse numéro 3 : comme quoi, on ne joue jamais trivialement avec la littérature, la mort vraie et les nerfs de fragiles bons garçons. On évite de leur lire, avant d'entrer en scène, la lettre du jeune communiste Guy Môquet pour les chauffer. On ne savait pas, nous, que cette dernière lettre de Guy Môquet à ses parents, communiste dénoncé comme il se doit en octobre 1940, fusillé à l'âge de 17 ans par les fascistes du ministre Pucheu, c'était une lettre pour aller jouer à la baballe, vendre du jambon industriel, racketter à 7 euros la bière des néophytes babas (prix unique au Stade de France), faire les clowns en public et transformer chaque ballon en savonnette parce qu'on a oublié de s'enlever le gel sur les mains.

Quand on joue, par temps de "péronisme à visage humain", contre une Argentine dont un des éléments-clefs se nomme Borges, on relit Borges : "Il fallut des siècles de lourdauds pour élever un tabouret à la hauteur d'une chaise." Et puisqu'il reste à affronter l'Homme africain (la Namibie et les Springboks), on se dit que c'est dans la poche. Suffira de relire au vestiaire, dans les odeurs de camphre, de gomina et de sueur, le discours de Dakar.

Francis Marmande


Bonne semaine.

(1) : Quant à l'origine de ce "génie", je ne peux m'en tenir qu'à quelques hypothèses : la faculté d'un monde nouveau à déchiffrer la nouveauté ; le sens, d'une société profondément marchande, à subvertir le nouveau en trade mark, en gimmick ; le foisonnement de l'oralité américaine nourrie d'une sorte de compétition de toutes les cultures qui font le creuset de cette quasi-science des raccourcis de language (tous les lyrics de la musique américaine en témoignent).

(2) Encore faille-t-il ici préciser que ce socialisme-là est un socialisme d'experts (de technostructure) comme, aujourd'hui, le libéralisme : on a changé de catéchisme mais le peuple est toujours à distance plus ou moins respectueuse du projet.

(3) Il existe bien, au sein de la Gauche dite « critique (celle de l’Huma), une tentation de ne voir dans cette régulation qu’une forme de restauration walrassienne ou même hayeckienne du libéralisme économique d’avant 1929. Elle serait réductrice. Cette nouvelle régulation n’est pas plus un fatum que le produit d’un complot, elle résulte d’une sorte de tâtonnement vers la forme la plus réactive qui puisse être – tant vis-à-vis du risque que de l’innovation – dans le respect d’une norme effectivement libérale (car culturellement hégémonique et répondant aux intérêts des classes dominantes) sans pour autant démonter le système de redistribution hérité des trente glorieuses. Le terme de socialisme de marché, n’en déplaise, décrirait assez bien cette nouvelle régulation - imagine-t-on un libéralisme où 54 % de la richesse annuelle produite (pour la France) soit prélevée ? – si ce mouvement n’avait pas généré de pair une financiarisation sans précédent de l’économie, comme nous le rappelle la crise, ô combien emblématique des subprimes, sur laquelle nous ne nous priverons pas de revenir, tant elle témoigne, cette fois, de l’obscénité radicale de l’ultra-libéralisme.

dimanche 9 septembre 2007

Studium et punctum


Après trois mois de silence aussi volontaire que la servitude, back to business. Les rivages et montagnes corses quittés, la question de recouvrer une forme d'hygiène mentale se repose presque immédiatement et appelle ce curieux antidote de l'écriture du dimanche, à la diable, car il faut bien redoubler de malignité pour supporter la vie urbaine. Son obscénité n'éclate jamais aussi fortement qu'à nos regards décillés par le paradis corse, l'exubérance de sa nature, le sublime très kantien de ses paysages qui laissent parfois le souffle coupé, la douceur du climat, la légère apreté de ses vins, la sympathie bourrue de ses natifs. Obscénité ? Celle des affiches, des écrans, des sollicitations innombrables du marketing sauvage, soudain violemment réincorporée.
J'en viens même à penser l'obscénité comme le concept opératoire de notre post-modernité - et même d'ethos de celle-ci. Il faudrait un nouveau grand vivant tel que Foucault pour explorer les archives et la généalogie culturelle de cette profusion des signes, de cette prolifération contemporaine du sens sur le même plan unidimensionnel, sans hiérarchie, sans autre signification que lui-même (tautologique), dans une forme de transparence qui n'a plus rien de surréaliste mais tout de pornographique, dans l'excroissance sans cause, l'emballement des effets. Hypertélique et métaleptique obscénité pour reprendre les adjectifs baudrillardiens. En attendant, obscénité du politique dans son omniprésence cocainée, de l'actualité souveraine dans sa stérile et narcotique prodigalité, de la Finance dans ses spasmes spéculatifs irrationnels si bien entérinés par la "gouvernance" internationale, du Capital ivre de ses déséquilibres, que sais-je encore, obscenité des discours stratégiques d'élites auto-centrés, des masses amorphes, obscénité des images, des icônes du paganisme marchand, de cette religio sans trascendance et immanence dont le catéchisme diffus et incolore nous irradie sans cesse dans une sorte de Tchernobyl de confort précaire, cette douce catastrophe dont les cadavres sont nos consciences en déréliction.
A ce concept opératoire, qu'opposer d'autre que cette dissidence déjà si largement évoquée dans ce blog, comme concept actif d'hygiène ? Dissidence de la lecture - "l'usage du monde" ou "le poisson-scorpion" de l'immense Nicolas Bouvier dont la langue aussi admirable que maîtrisée charrie a contrario une intimité de vocabulaire avec le monde - dissidence de la pensée - Sloterdijk toujours qui donne, ou presque, toutes les clés - dissidence d'une fausse nonchalance avertie, dissidence de la chair, de la musique, de l'émoi.
Barthes, dans son essai lumineux sur la photographie "La chambre claire", interroge justement son impossibilité à l'appréhender dans une grille d'analyse, une sémiologie singulière, et s'en remet à son émoi. Ainsi sépare-t-il ce qu'il nomme le studium, "sorte d'investissement général, empressé certes, mais sans acuité particulière" qui relève "d'un affect moyen, presque d'un dressage", du punctum, qui "vient casser (ou scander) le studium : "piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure - et aussi coup de dés". En l'occurrence, dit Barthes, "le punctum d'une photo, c'est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne)". Et, puisque que c'est d'image qu'il s'agit ici, je tiens à dire que la réception que nous avions de cinéastes tels que Bergman et Antonioni - tous deux libérés de cette dictature de la story (pour reprendre le mot de Kundera sur la Littérature) qui a presque entièrement envahi le cinéma contemporain - avait, elle aussi, partie liée au punctum. Reste que, et l'on finira ainsi ce sunday post de rentrée, qu'il nous faudra obstinément, tout en ménageant un nécéssaire art du studium, laisser venir à nous tous les puncti que ce monde et cette vie nous envoient sans relâche dans l'Illusion première qui les portent, eux et nous. Bonne semaine.