lundi 13 novembre 2006

Démocratie : situation 1

Après 40 mn de marche jusqu'à la maison de la Porte Pouchet, où se tenait le séminaire "Délibération, démocratie participative et mouvements sociaux" avec, en guest stars, Bruno Latour entouré des siamois de la démocratie participative que sont Sintomer et Blondiaux, j'ai eu bien le temps de ruminer quelques considérations intempestives. Primo que Latour nous en a joué un bien beau, de tour, en articulant sa contribution autour des pragmatistes américains Walter Lippmann et John Dewey. Ce qui n'est pas seulement une provocation à la philosophie continentale classique mais aussi un effort de cohérence tant on saisit clairement que l'on ne peut mobiliser une théorie de la délibération - totalement anglo-saxonne - sans rendre compte de ce qui la fonde, à savoir une vision totalement déconstruite de l'intérêt général, aussi introuvable que peut l'être cette notion immanente (rousseauiste et hégelienne) d'un public éclairé. En d'autres termes, la politique véritable ne se vit que sur un mode d'exception ou, plutôt, un moment d'exception, qui est précisément celui où les règles se rompent face à de l'impensé, moment où la dialectique entre experts et activistes consacrés (pour reprendre le vocabulaire de Lippmann) laisse place à un espace d'expression du public dans la mesure où tout le monde est alors sur le même pied d'ignorance si l'on ose dire. Encore ce public là est-il susceptible d'être mobilisé par activistes et experts, qui ne sont l'expression que d'intérêts privés, pour les départager dans cette phase grise où aucune opinion ne va de soi.
On comprend bien ce qui fonde chez nous ce fétichisme de la représentation - où le délégué n'est que le représentant d'un citoyen omniscient et omnipotent, vaste fiction - versus le fétichisme anglo-saxon de la délibération où le public n'est mobilisé que lorsque les règles usuelles sont en défaut. A ce stade, il faut bien que Latour sépare le décisionnisme d'un Carl Schmitt - où c'est l'homme providentiel, en l'occurrence Hitler, qui surgit dans le moment d'exception - du décisionnisme éclairé et démocratique de Dewey, où le public s'interpose, dans un temps donné, lorsque se rompent les certitudes. Toute la philosophie politique anglaise s'est justement bâti sur le moment Cromwell - Hobbes, Locke - qui a révélé l'absence d'arbitre dans le débat public et en a pensé toutes les conséquences politiques, loin de la pensée continentale qui a érigé un peuple abstrait en arbitre, avec la fiction du citoyen engagé dans toutes les affaires.
C'est pour finir un débat grec, celui entre Socrate et le sophistes... où, cette fois, on donnerait raison aux seconds.

A suivre ! La lecture de "l'imposture démocratique" de Luciano Canfora, spécialiste italien de Thucydide nous y aidera. Avec, en contrepoint idéal, la pauvre Ségolène Royal.

lundi 6 novembre 2006

Omaha pitch

Le jour des morts s'impose comme une sorte d'impératif catégorique. Que faire ? Lorsqu'on est, comme c'était notre cas, en courte villégiature sur la côte normande, une solution est de pousser à l'ouest jusqu'à la célèbre plage de débarquement que surplombe le cimetière américain, qui n'a rien de marin mais tout de militaire. Toutefois, sous un soleil embrumé, l'endroit dégage un parfum étrange où l'émotion le dispute à un sentiment d'absurdité. 1000 hommes sont morts ici et 2000 ont été blessés ou ont disparu. Un quart des pertes provient de noyade. La forte houle du jour n'a pas permis à la première vague d'être couverte par la trentaine de tanks prévus dont la plupart ont coulé bien avant d'atteindre la plage car largués trop loin. Les quinze bunkers allemands n'ont été touchés par la marine que tard dans la matinée. Si l'on voit l'intérêt stratégique d'Omaha comme tête de pont, on comprend mal le choix d'y faire débarquer des milliers d'hommes à l'assaut sous le feu croisé des bunkers et des batteries allemandes dont celle de Longues en surplomp, quelques kilomètres plus haut. Le génie, les vétérans d'Afrique ont payé le plus lourd tribut. Le carnage d'Omaha est d'autant plus surprenant lorsqu'on sait combien les militaires US accordaient de prix aux vies humaines, souci qui vient tant du protestantisme que du syndrome de la guerre de Sécession. Il est du, malgré la logistique navale, terrestre, et aérienne, à une forme d'impréparation, de difficulté à improviser une réponse aux mauvaises conditions métérologiques du D day. Cette sorte de conscience aveugle en une puissance de feu très supérieure s'est retrouvée au Vietnam, à la Grenade, en Irak plus récemment. L'empire romain, sous sa cuirasse, avait lui aussi ses petites déroutes.

On s'étonne, en cheminant à travers les croix blanches impecablement alignés ou, parfois, les étoiles de David, de rencontrer de façon récurrente des tombes de soldats inconnus (près de 350 sur 10 000 environ). Certains des gisants sont tombés bien avant le débarquement sur divers théâtres d'opération et d'autres, bien plus nombreux, après. On se prend à noter leur Etat de provenance, la date exacte de leur mort, l'absence ou la présence de bouquets, toutes choses qui créent une familiarité. Sur la plage en contrebas, des promeneurs, des chars à voile, des cerf-volants, semblent là au simple prétexte de signifier que la vie continue. Mais un lien est perdu, celui de l'idée même de guerre pour un homme tel que moi né trois ans après la fin de la guerre d'Algérie.