dimanche 6 mai 2007

Cap au pire et clap de fin

Jean Baudrillard ne décodera pas cette élection présidentielle où la France se sera donnée, dans une participation sans précédent depuis un quart de siècle, un nouveau chef local à l'internationale libérale dans sa via americana morale, chrétienne, répressive, inégalitaire, anti-étatique et, bien sûr, atlantiste. Comme Baudrillard lui-même aura pu le dire pour d'autres grands penseurs français, sa propre disparition n'est pas fortuite : il n'aurait eu, en effet, rien à dire de l'élection de ce tout petit et médiocre démagogue (1) tant elle célèbre, paradoxalement, la montée conjointe d'un civisme béat et la perte (on pourrait parler ici de collapse) du politique. Faux mystère des masses silencieuses qui se sont senties comme convoquées aux urnes (besoin qui n'est qu'un pur produit médiatique de production d'un électeur devenu un consommateur comme un autre - il existe tout un appareil pour cela, une industrie de l'injonction participative comme il y a une industrie du décervelage par le divertissement inepte) et vraie bêtise, fondamentale bêtise, de ces mêmes masses panélisées (et bientôt pénalisées). La France entre définitivement dans le rang démocratique post-moderne. Alleluia.

Rien à dire, donc, qu'il n'ait déjà dit : fin entérinée du clivage gauche-droite, déport du politique vers la morale, sauf, peut-être, ceci : nous aurions atteint un nouveau stade de la valeur.

Que l'on se souvienne : à la valeur d'usage, à la valeur d'échange (celle de Marx et de la société de production), Baudrillard aura ajouté un troisième stade, structural, de la valeur, celui du code, celui du signe (la société de consommation) puis un quatrième, celui de la valeur flottante, virale et métaleptique (la société de communication et de la finance dérégulée).

Que serait ce cinquième stade de la valeur que, paix à lui, Baudrillard, n'aura pas eu à introduire? Le stade tautologique de la valeur. La valeur n'est plus que de la valeur et réciproquement. C'est parce qu'elle est de la valeur qu'elle est de la valeur. Auto-légitimée par sa production même, son flux, sa publicisation. Ainsi de la valeur "travail" vantée tant par Royal que par Sarkozy. Le stade tautologique de la valeur répond à une société de connexion (non plus la mass communication de Mac Luhan avec son village global mais, celle du peer to peer, du one to one, ce mode cool, encore, de l'interaction, mais pour combien de temps ?) où, par définition, plus rien n'agit mais où tout inter-agit. L'interaction devant ici s'entendre comme la perte définitive de tout fondement, de toute gravité mais, aussi, (et c'est cela qui est nouveau) de toute séduction intersticielle, de toute illusion de rapprochement, conflictuel ou harmonieux, des termes entre eux. Fin des polarités dans l'assomption morale de vérités sans contradictions.

A ce cinquième stade hypothétique de la valeur (qui inclut naturellement les précedents), à cette société de connexion, il est encore bien trop tôt pour savoir que répondre, s'il est même possible d'y répondre quoi que ce soit. Le pari de la dissidence est plus intime que stratégique, on en conviendra. Acte d'hygiène solitaire, même si je n'oublie pas les anciennes communautés de complicité ni, encore moins d'ailleurs, celles qui sont à venir dans ce monde vécu comme un extérieur indifférent (Sloterdijk). Reste que ce quelque chose qui agit symboliquement en creux des contradictions perdues, ce potens de réversibilité, n'a pas encore trouvé sa forme ni son nom. Baudrillard sera mort avec son secret et il nous appartiendra peut-être de ruminer activement le paradoxe d'être tout entier plongé dans le système, sans marges désormais, et de rechercher les voies d'une désertion, d'une active dissidence.

On comprendra ainsi aisément que ce blog s'arrêtât là.

(1) dont l'insigne mérite aura tout de même d'avoir réussi, dans une sorte de fusion culturelle très gramsciste (ô le pauvre destin du marxisme d'avoir tant alimenté les suppôts de Kapital), la synthèse du bonapartisme second-empire (réhabilité anciennement par Séguin, lui-même ex-mentor de Guaino et de Fillon, CQFD) et du néo-conservatisme américain. Belle leçon de choses. Mais Sarkozy, ce Bush/Badinguet connaîtra lui aussi son Sedan ou son Bagdad, au choix.