dimanche 18 novembre 2007

Le beau devenir de la Gauche



Tout ou presque de ce qui va s'écrire ici vient du formidable abécédaire deleuzien à la lettre G. G comme Gauche.

Une mise en contexte, d'abord : Deleuze n'est pas marxiste, trop philosophe et trop conceptuel pour être hegelien - son xixème siècle allemand c'est Nietzsche. Autant dire que la philosophie historique, l'histoire tout court d'ailleurs, est pour lui une sorte de grande vallée de truismes, de vérités rétrospectives. Deleuze, on l'a vu avec son concept de désir, est un penseur dynamique, un chercheur d'agencements, un traqueur du devenir. Alors, peut-il se moquer de tous ces penseurs qui confondent l'Histoire et le devenir révolutionnaire. Il ne faut pas être grand clerc pour dire, des pseudos nouveaux philosophes à François Furet, que la révolution, bolchevique ou française, finit mal. Mais, le devenir révolutionnaire, lui, n'en finit pas d'intervenir tant que, en cas ou en situations, il se nourrit des injustices fondamentales.

Ainsi, de façon générique, définit-il la Gauche comme l'ensemble des processus de devenir(s) minoritaire(s). La politique, pour Deleuze comme pour Nietzsche, ce n'est pas plus une question de da sein, d'étant, que d 'être, (donc ni une doctrine élaborée à un instant t de l'histoire, ni une transcendance), mais un devenir que l'on trace sur un plan d'immanence des cas et des situations, en évolution.

Cela va devenir plus clair car trois critères marquent le fait d'être de Gauche.

1) Etre de gauche est d'abord une question de perception. On perçoit d'abord le monde puis, par retraits successifs, l'horizon se rétrécit jusqu'à soi-même. On va d'abord à l'horizon le plus lointain et, à l'aune de cete vision, des problèmes qui s'y posent et qui demandent à être réglés, l'on pense des agencements mondiaux (l'émergence de bribes de ce qu'on appelle dans la novlangue actuelle, la gouvernance mondiale, va peu ou prou dans ce sens). En d'autres termes, et là c'est moi qui parle, la Gauche est une forme de pensée exogamique alors que la Droite, en creux, procède d'une réflexion endogamique (l'on part de soi, de sa famille, et l'on ne va guère plus loin que la communauté de l'Etat-nation, Le Pen étant l'archétype de cela). Je note en passant que, lorsqu' historiquement, la Droite devient exogamique, elle y projette son caractère foncièrement endogamique : le fascisme n'est pas autre chose. Et, quand réciproquement, la Gauche devient endogamique, cela prend les couleurs du socialisme dans un seul pays (Staline) ou, plus récemment, avec la pauvre Ségolène, du drapeau à la fenêtre et de la petite morale familiale. En un mot quand la Droite et la Gauche s'exorbitent de leurs axes, ie, s'échappent de leurs devenirs, la pire des régressions est en vue.

2) Être de gauche, c'est ne pas cesser de devenir (1) minoritaire et, ce, face à l'étalon vide de la majorité, celui de l'homme adulte, blanc, cultivé, et citoyen des villes, c'est à dire, personne, alors que la minorité, c'est tout le monde. On respire un coup et l'on essaye d'illustrer. Devenir minoritaire, c'est, au choix et de façon non exhaustive, devenir femme, devenir immigré, devenir sans-papier, prisonnier, ouvrier, dominé. Capito ? Les conclusions sont assez vertigineuses pour que je vous laisse les savourer sans commentaires. Juste, le regard n'en est-il pas changé quant à nos modernes démocraties ?

3) Être de gauche c'est, enfin, préférer à une doctrine établie, le fait d'établir une jurisprudence, face à une situation. D'une certaine manière, être de gauche, c'est produire du droit immédiat, encore une fois, face à des situations et à des cas, forcément changeants. Il ne s'agit en aucun cas de se réclamer, d'une façon définitive, des droits de l'homme, mais de fabriquer, par jurisprudence, des réponses adaptées à des injustices données dans l'instant.

Je comprends que cette conception puisse paraître inadmissible. Pourtant, les plus grands moments de gauche ne peuvent être lus qu'à cette aune. Que l'on songe à 68 : Deleuze y voit non l'intrusion du rêve mais a contrario celle d'une immense bouffée de réel, l'intrusion du devenir. Moment de dévoilement, de donne rebattue. Moment para-doxal.

Ne pas cesser, non d'être mais de devenir minoritaire. C'est là la chanson d'une Gauche légère, dansante, qui ne prétend en rien à la gravité du pouvoir. La Gauche selon St Deleuze, et selon St Sloterdijk, ne fraie pas avec le pouvoir - je sens là poindre toutes les réticences des réformistes mais, las, la Gauche au pouvoir n'est jamais, et pour cela, qu'une immense déception, de par son devenir minoritaire alors mis sous le boisseau d'on ne sait quel réalisme, quel fait majoritaire impersonnel - elle ne s'exerce réellement que contre lui, dans ses facultés de surveillance, de contrôle, de jugement et d'empêchement, toujours en situations. Cette Gauche-là a un bel avenir.

Je parlerai la prochaine fois de la crise des subprimes. Le titre en sera "Junk not dead". Le pouvoir n'a comme devenir ultime, comme fatum, que l'exercice violent de son illégitimité foncière, la Gauche, celui de créer de nouveaux agencements en ce monde. Bel est son devenir.

(1) Il faut entendre ici ce terme de devenir dans la conception nietzschéenne qui est celle de Deleuze. "Deviens ce que tu es" écrivait Nietzsche et c'est bien de cela qu'il s'agit : rapporté dans les coordonnées du champ politique, il n'y a pas de citoyenneté en soi et in abstracto mais un devenir citoyen sans cesse en mouvement et in concreto. La Gauche est ainsi, dans cette acception, le produit de devenir(s) minoritaire(s), bien loin de la tradition matérialiste et marxiste qui en fait presque naïvement un produit du rapport dominant/dominés à un instant t. Ainsi, on n'est pas de Gauche (pour des raisons objectives), on le devient, par un processus qui se rapproche de la socio-analyse bourdieusienne : réflexivité, éducation, dynamique.

dimanche 11 novembre 2007

La Gauche ou le cadavre dans le placard (celui du social)


Que l'on songe que notre BHL aura déjà répondu, avec le brio qu'on lui connaît, à la petite dissertation que je proposais il y a deux mois déjà à nos esprits, relative à l'état de la Gauche. Me coupant ainsi la chique. Mais combien son livre est éclairant !

(Son livre ou sa posture car les deux termes sont équivalents. BHL comme Finkielkraut et tellement d'autres qui encombrent les ondes, les télévisions, les éditoriaux, sont ce que j'appellerais des idéaux-types estampillés Weber de cette curieuse figure si française - et de l'essayisme éponyme qui lui est consubstantiel si bien fustigé par Bourdieu - du normalien. Je le traduirai d'une simple formule opératoire : on parle comme on écrit et l'on écrit comme on parle. L'essayisme à la française, c'est effectivement cette opération par laquelle une longue dissertation scolaire devient livre, opinion, avis établi. On ne trouvera là-dedans, ce fatras, pas l'ombre d'une épistémologie, d'une quelconque scientificité : l'objet n'y est jamais constitué et, las, aucune méthode n'y est jamais mobilisée : empire scholastique de la loghorrée, forme d'incontinence du verbe, complaisance absolue, vanité absolue du sens au profit de la sentence comme auto-légitimée par la seule appartenance aux anciens de la rue d'Ulm).

Cette parenthèse fermée, on a ici confirmation de ce qui a souvent été écrit dans ces miscellanées, à savoir que, cette Gauche-là, est morale, moralisatrice même, qu'elle n'entretient plus (et de manière forte et assumée) aucun lien avec la question sociale, cette formidable bombe à retardement (du coup).

La dissolution de la question sociale dans le moralisme, c'est l'éternel couverture des jaunes de tous poils et obédiences, pour nous faire oublier ce qu'est la Gauche. J'ai promis de livrer ici la version que j'en préfère, celle de Deleuze, mais ce sera pour la prochaine fois. Il faut (j'assène un peu, aussi) être suffisamment marxiste pour saisir que la question sociale, dans nos sociétés post-modernes, post-industrielles, post-ce-que-l'on-voudra, hante littéralement le champ politique et que là est le scandale moderne absolu, qu'il faut subvertir à tout prix : au couple dominant/dominé, riches/pauvres, qui alimente tous les jours le travail du politique depuis l'intrusion des masses, tout se passe comme s'il fallait substituer n'importe quoi mais autre chose : l'opposition nationaux/étrangers (ou méritants/ imméritants) si l'on est de Droite, la question éthique ou du sens de l'histoire, si l'on est de la Gauche "normalienne", pour faire court, ou de la Gauche historique, celle de l'Huma, qui ne voit plus dans tout cela que de la "mémoire".

Au contraire et, au risque de me répéter, ce travail du politique, constant dans toute société humaine organisée, s'articule bien autour de la question sociale mais, plus ou moins dévoilée (c'est là, dans ce sous-dévoilement systématique, que nous souffrons d'un manque criant de sociologie pour le plus grand triomphe de la philosophie de bazar). Le problème aujourd'hui tient à ce que ce travail du politique est souterrain, faute d'être représenté. Cette distorsion dans la représentation n'est possible, admissible, que par la construction sans précédent d'un système de masse-divertissement qui le renvoie, ce travail du politique, à une sorte d'infinie latence, puisque nous en détournant à tout moment et à tout propos. Voilà où nous en sommes old folks et, waiting for Deleuze, il reste l'inspiration géniale du petit frère Cobain :

"With the lights out its less dangerous
Here we are now
Entertain us
I feel stupid and contagious
Here we are now
Entertain us
A mulatto
An albino
A mosquito
My libido
Yea"

Bonnes grèves, quelles qu'elles soient. A bientôt.