mercredi 2 janvier 2008

Petit-maître et tremblements : 2008 entre les lignes


On pourra préférer le voyage d'hiver de Schubert, "Winterreise", à la villégiature égyptienne prisée par l'upper-class contemporaine (Je conseillerai ici - oldies but goldies - l'enregistrement EMI de 1962 de Fischer-Diskau). Je verrai même dans ce respect des saisons le premier pas vers une politique de civilisation, pour peu que ce terme signifiât quelque chose. Schubert, qui n'est pas un parangon de gaieté, s'y montre volontiers primesautier voire sautillant. N'en déplaise à Arnold Schönberg et à son traité d'harmonie (1), la musique tonale n'est pas ce monde "maladif" et "dégénéré" et les accords romantiques - dont la fameuse septième diminuée - n'ont rien "d'hermaphrodites"; quant à leurs aspects "vagabond" et "cosmopolite", ils fondent a contrario une forme d'immediateté bienvenue à l'oreille du contemporain, bien loin de la musique sérielle dodécaphonique qui, d'un premier abord (celui, qu'hélas, on ne dépasse pas) ne semble être qu'une savante organisation de la cacophonie sur le mode random.

Ceci étant, le changement de calendrier pose comme à chaque fois la question de bien terminer l'année qui fuit et de bien commencer celle qui s'annonce. Ainsi, que faire après quelques jours d'après-Noël dans les brumes des côteaux du Lauragais ? D'abord réveillonner avec légèreté en compagnie de Jean Rochefort, éternel jeune homme dont la fraîcheur et la tendresse font merveille au théâtre de la Madeleine, en la compagnie choisie de Lionel Suarez qui pousse le talent jusqu'à vous réconcilier avec l'accordéon, petit miracle. Alors, quand minuit sonne, voici le monde soudain réenchanté. Et, cela n'a rien en soi à voir avec la grâce des textes qui nous sont lus - de Pinter à Fernand Raynaud en passant par Primo Levi, Hugo, Molière, Vian ou Bobby Lapointe - mais plutôt à la faconde gourmande et joyeuse de Rochefort à nous les dire, nous les restituer, dans un équilibre de funambule entre une immodestie affichée et une générosité infinie : l'essence même du spectacle vivant, du comédien en scène ? A l'heure (ou l'ère) de ce que Sloterdijk (ou plutôt son traducteur) appelle la "gâterie", l'un des derniers luxes, avec la mobilité, ne serait-il pas celui de la frivolité, ce choix de ne conserver en héritage que ce qui rend plus léger ou plus confiant, malgré tout ?

Certes, mais, que faire après, une fois rattrapé par la réalité ? La solution peut être de soigner le mal par le mal en gagnant, muni d'un ticket coupe-file et dès potron-minet, le Grand Palais qui reçoit l'exposition Courbet (et son "réalisme").

J'étais, une fois n'est pas coutume, dépourvu d'a-priori quant à Gustave. Même, pour être sincère, je conçois pour ce franc-comtois une sympathie bien compréhensible au regard de son entreprise de démontage de la colonne Vendôme lors de la Commune de Paris, dont il fut conseiller élu pour le VIème arrondissement. Et puis, il y a le souvenir de la reproduction de son "enterrement à Ornans" dans les manuels de jeunesse, souvenir qui ne m'a jamais quitté. Entrons, donc. Mon Dieu, c'est qu'il y a déjà foule ! Dès dix heures du matin, l'internationale philistine semble s'être donnée rendez-vous en ce lieu. Bouvard et Pécuchet sont dans mon dos qui chuchotent. La solution pourrait être d'aller vite chercher un casque de visite pour éviter d'être pollué par les ineptes commentaires mais, las, ce serait pire encore : l'obscure et amidonnée prose des conservateurs de Musée (ou des bien nommés "commissaires" d'exposition) parasite encore davantage la vision de par son absolu "snobisme culturel" qui mettait le grand Gombrowicz hors de lui. Faute de boules Quies, le moindre mal est donc de subir en silence les interjections "spontanées" du public : "Ca, j'aime pas trop" ; "Tiens, c'est Palavas, tu as reconnu ? "; "Ca, c'est pas mal, non ?" ad nauseam.

Que l'on se comprenne : il ne s'agit pas ici de jouer les réactionnaires de service mais de pointer l'invraisemblable irrévérence d'une grande partie des visiteurs de musée qui s'y déplacent comme requis par une instance supérieure - celle de la distinction, qui voyait se masser les même gens dans le Salon parisien de la seconde moitié du XIXème siécle, toujours cette cruelle inertie du social - et par une injonction, elle très post-moderne, à se cultiver impérativement. Reiser, Baudrillard et, surtout, Bourdieu (dans "L'amour de l'art" pour ce qui est du public des musées / dans "Les règles de l'art" s'agissant des créateurs eux-mêmes) ont tout dit à leur manière de cette farce tragi-comique. Je parle à dessein d'irrévérence car, malgré Bourdieu, la victoire appartient quasi-totalement à ceux qui abandonnent entièrement les chances de salut culturel aux hasards insondables de la grâce, ou, mieux, à l'arbitraire des dons. En d'autres termes, que le goût pour l'art ne soit que le fruit d'un apprentissage n'est même plus un sentiment de dominant. Sous la forme, encore romantique, de l'aura de l'oeuvre d'art telle que mise en avant par Benjamin (au moment précis où la possibilité de sa reproductibilité technique lui enlève), le public ne mime même plus une forme de respect, il est dans la consommation immédiate, l'absence absolue de perspectives. L'économie des biens symboliques, ceux dont la culture participe, n'a plus d'autre fondement que tautologique. La conclusion, en 1969, du Bourdieu de "l'amour de l'art" était peu ou prou la suivante : le sociologue est en droit de suspecter le naturel d'un sentiment comme "l'Amour de l'art", comme il suspecterait de prédestination toute forme d'amour. Se dessine ainsi derrière le plaisir éprouvé face à une oeuvre d'art un arbitraire culturel , un habitus qui détruit le mythe du goût inné. Retournant la formule de Kant pour qui "le beau est ce qui plaît sans concept", on peut a contrario affirmer que "seul ce dont on a le concept peut plaire". (2) (Il s'agit ici de dissiper une illusion sociale : en effet, la culture est bien déterminée par les caractéristiques sociales, culturelles du sujet, alors même que son premier principe est de rejeter ce lien originel. La culture apparaît alors comme un substitut historique à la notion de privilège du sang dont se recommandaient les nobles, elle devient ce mérite non-acquis qui justifie les différences de richesse dans la société bourgeoise. Enfin, la division implicite de la société en barbares et en civilisés justifie le monopole des instruments de l'appropriation des biens culturels).

Que redire aujourd'hui à cela ? Sans doute que, si le monopole des instruments de l'appropriation des biens culturels est bien toujours en exercice actif, c'est bien la maxime kantienne qui l'a emportée et, avec elle, l'illusion d'un lien originel au beau qui ne doive rien au rang social. Les conditions d'accès à l'art ne se sont pas universalisées, elles s'inscrivent dans l'immanence marchande - marketing serait plus appropriée, le "concept" est aujourd'hui un vocabulaire de publicitaire - de toute consommation immédiate.

Reste que, nonobstant, Courbet parvient à se jouer de la bêtise, ce qui suffit à son honneur d'artiste. Mieux encore, il arrive à se sortir du piège débile de la commissaire de l'exposition, Laurence Des Cars, ci-devant conservateur du Musée d'Orsay. En effet, notre Courbet est découpé en thématiques façon "Martine à la plage " : Courbet, auto-portraitiste, Courbet, portraitiste, Courbet, paysagiste, Courbet, naturaliste, Courbet, peintre de mer, Courbet peint la chasse, Courbet et les nus, ... Ce n'est pas respecter Courbet que de le découper en tranches pas plus que d'exposer quatre ou cinq de ses tableaux où il tente désespérément de peinbre une vague avant qu'elle ne se brise sur la grève. Tout peintre a son enfer : pour Courbet, la peinture de mer et les ciels. Ce type de ratés s'expose à part, si on les expose. Mais non, il faut tout voir, sans discernement, tout ingurgiter jusqu'à la nausée. L'irrévérence est donc tout à la fois aujourd'hui au sommet - celui des conservateurs qui mettent tout à disposition - qu'à la base. La culture ne serait donc plus un enjeu de domination, d'appropriation, tout cela se jouerait désormais ailleurs, dans les méandres du capital social, de l'appartenance à un réseau, de l'accès à l'information pertinente, du délit caractérisé d'initiés. Ainsi commence le long enterrement de la peinture.

Au delà, et pour en finir avec l'exposition Courbet comme symptôme, il faudrait ajouter ceci : l'heure est aux petits maîtres, surtout s'ils ont cet aspect transgressif que donne rétrospectivement - et avec l'aide de l'aura lacanienne - la production d'un tableau tel que "l'origine du monde". Car Courbet est bien un petit maître, coincé entre l'académisme et l'impressionisme. Dans ce champ de polarités, il n'aura rien subsumé, rien dépassé mais, au contraire, tenté de rétablir, avec quelle maladresse, un dialogue avec les grands flamands et la renaissance vénitienne. Tout cela dans un souci de réassurance, par ailleurs bien compréhensible dans une période où la peinture s'autonomise radicalement comme art profane mais aussi comme défi de représentation lancé à "l'héritage" pictural (l'exposition précédente du Grand Palais mêlant Turner, Monet et Whistler décrivait magnifiquement ce momentum) comme à la photographie. C'est cela qu'il aurait fallu interroger dans cette exposition pléthorique, l'impuissance d'un peintre doué à trouver sa position autrement qu'en multipliant les allusions à des peintures consacrées - jusqu'aux pré-raphaélites anglais - alors même que l'art moderne, au même moment, se fonde en quelque sorte sui generis. Courbet aura fréquenté vers 1848 Baudelaire (il est à droite de l'atelier du peintre (2)) et Champfleury, Whistler ving ans après, sans que sa peinture toute d'allégorie n'évolue vers une singularité sensible. Devant les immenses fresques d'un enterrement à Ornans ou de l'atelier du peintre, on ne voit que la tentative un peu désespérée de parer la vie quotidienne des atours de l'aura des maîtres flamands ou vénitiens : au mieux, la descendance sera clairement surréaliste - Dali lui doit beaucoup -, au pire, celle du réalisme socialiste. Au delà de nus extraordinairement réussis d'un point de vue érotique - la femme au perroquet, les deux jeunes filles langoureuses du sommeil -, de cette origine du monde toujours magnifiquement outrageuse (et qui semble figurer dans le total de l'oeuvre comme une anacoluthe aurait dit Barthes), quatre petites toiles témoignent de l'immense potens non réalisé de Courbet : la rivière du Puits-noir, l'immensité (marée basse, soleil couchant), deux braconniers dans la neige, et le coucher de soleil sur le lac léman. La majesté un peu curieuse des petits maîtres est toute là, dans ces errements sans suite, dans ces tremblements face à la liberté d'inspiration. N'en sommes-nous pas un peu là, nous aussi, à l'orée de cette nouvelle année d'un nouveau siècle ?

Et, puisque voici un nouveau tour de roue ! A toutes et à tous une grande 08 !

(1) : cité par Zizek dans son "bienvenue dans le désert du réel" ; il sera au programme de 08 au côté de Badiou et du nouveau Sloterdijk.

(2) : les lecteurs attentifs y verront une possible contradiction avec le punctum décrit par Barthes versus le studium : on se souviendra cependant que ces notions n'ont justement affaire qu'avec la photographie.

(3) : Baudelaire, dont la position d'auteur est si magnifiquement analysée par Bourdieu dans ses Méditations pascaliennes (p. 100 à 108, Seuil, 1997), "supporta" Manet contre le Salon après avoir établi la critique d'art comme art dans ses écrits sur Delacroix, né vingt ans avant Courbet : la comparaison entre ces deux peintres serait fatal au second, tant le génie de coloriste de Delacroix introduit avant l'heure l'impressionisme comme "percept" au sens de Deleuze, sans même parler de son sens de l'agencement.