Du désir comme agencement
Une définition possible de la post-modernité - ou de la post-histoire pour parler comme Sloterdijk - pourrait bien être qu'il est devenu aussi difficile de se mettre en congé du monde que de soi-même.
S'imaginer touriste dans sa propre ville, voilà qui, on l'admettra, pourrait être un antidote possible. Ainsi de cette visite surréaliste du Chinatown de Paris mardi dernier : rendez-vous est donné par Pariscope avec le guide face à la BNP au métro Tolbiac. A l'heure dite, nous sommes déjà une vingtaine. Le voilà qui arrive, veste jaune poussin, vieux pantalon sans ceinture, chaussures ayant eu un style, empestant une eau de cologne bon marché. Son débit est pâteux - un mot sur cinq se perd au creux d'une bave à la commissure des lèvres - on le dirait levé d'une cuite mémorable. Nous aurons droit à un arrêt commenté tous les 50 mètres dans ce curieux triangle d'or où vivent, selon des chiffres raisonnables, 35 000 chinois venus tous d'Asie du sud-est (ils ont occupé, à partir des années 70, ces forêts de tours dont les français ne voulaient pas, un demi-siècle après que Chou En Lai et Deng Zhiao Ping aient habité à quelques encablures). Deux visites de lieux de cultes suivent, et voilà l'heure et demie passée. L'altérité la plus radicale est à portée, que le véhicule soit grand ou petit. J'en suis quitte pour me rémémorer mes dix-huit mois de Singapour (20 ans déjà). Et me dire que nous n'en avons pas fini avec la Chine ni, encore moins, avec la diaspora chinoise. Je connais suffisamment cet extrême-orient pour savoir que le dialogue sera aussi difficile que riche : leur actuelle domination - qui ne fait que commencer - oblige ou obligera à une conversation qui sera, pour nous occidentaux, en tous points singulière, car peu polluée par la mémoire et toute entière tournée vers l'avenir.
Clint Eastwood ne semble pas d'un autre avis qui a, autour du conflit qui opposa GI's et soldats japonais sur l'île d'Iwo Jima, en février et mars 1945, magnifiquement réalisé un diptyque en miroir, d'un front l'autre (Mémoires de nos pères/ Lettres d'Iwo Jima). Je ne me souviens pas que l'on ait ainsi choisi d'avoir une telle vision spéculaire de la guerre et je recommande vivement de voir les deux films l'un après l'autre, à une journée de distance. Que cet oeuvre ait ses imperfections est indéniable - comme toujours chez Eastwood, les ficelles dramaturgiques sont parfois un peu grosses - mais l'essentiel est ailleurs. Il y a ici une précision clinique dans l'art de démontrer combien, côté US, la propagande (et l'économie de guerre qui confine à la faillite) ne peut dissimuler une profonde lassitude de la guerre et, même, un dégoût de celle-ci : la désagrégation historique de l'Etat-Nation et de sa cristallisation face à l'ennemi est déjà en marche et annonce le Vietnam. Quelque chose ne fonctionne plus dans la mobilisation du peuple et l'inanité de ce combat aussi violent que désespéré transpire jusqu'aux combattants de l'empire nippon. Tout semble courir sur l'erre, jusqu'au code de l'honneur, sur un plan d'immanence qui n'est autre que celui de l'absurde. Le glas qui sonne au dessus des victimes est aussi celui de l'ordre occidental impérial : on change d'ère dans la sauvagerie d'une mécanique dont plus personne ne maîtrise la stratégie, Nagazaki et Hiroshima sont à quelques mois seulement. Nous vivons dans cet après-là, dans ses spasmes, mais une page de 500 ans se referme sur ces plages noires volcaniques du Pacifique que l'on retrouve au nord de Bali.
"Cap au pire" écrit Beckett, à sa manière, en 1983, revenant à sa langue maternelle quelques années avant sa mort. Il ne pourra lui-même le traduire en français tant sa détresse fut grande à l'écriture de ce court texte parcouru par une souffrance prégnante mais, aussi, par le génie singulier de cette langue balbutiante, hésitante, semblant se pasticher elle-même (comme chez le Kafka du Procès) sans que la narration n'oublie de nous emmener d'un point A à un point Z, narration qui ne semble rien d'autre que l'histoire de la dissolution ou du brouillage des derniers repères de l'existence tout autant que de la geste d'écrire. Sami Frey en fait au théâtre de l'Atelier une lecture quasimment hypnotique de sa voix si singulière. On sait désormais que Godot ne viendra plus, et la scène se vide malgré tous les efforts du narrateur pour tenter de resusciter des personnages, éclairer la pénombre, dissiper la douleur, dans une sorte de leçon inaugurale surréaliste de fin de partie. Il n'est pas besoin d'être un vieillard pour être bouleversé par les dernières pages, où l'auteur/ narrateur finit par renoncer et sombrer dans ce trou noir de l'être où le temps, l'espace, la chair, le verbe lui-même, semblent se dissiper irrémédiablement dans un virtuel déspinalisé, avant le noir complet. "Derrière le rideau, il n'y a rien" lançait un Hegel presque goguenard, ici il ne tombe même plus. La salle finit par comprendre qu'il convient d'applaudir, le plus chaleureusement possible, pour ne pas elle aussi verser dans cet outre-monde spectral. On se souviendra que, plus de trente ans plus tôt, le vagabond Molloy se prenait encore au jeu de la vie, en translatant des cailloux d'une poche l'autre de son manteau, que Vladimir et Estragon étaient taquinés par l'espoir et une ironie aussi mordante que crépusculaire. Cap au pire figure a contrario une sorte d'élégie déstructurée à l'extinction des derniers feux, à l'extinction de la vie : derniers soubresauts avant la mort d'un homme, mais d'un homme qui était aussi un monde, qui portait avec lui un univers singulier qui ne pourra manquer de disparaître avec lui. Ce chant là est inscrit dans notre ADN car comment expliquer autrement que quelque chose crie en nous à l'écoute de ce texte ? On ne remerciera jamais assez Sami Frey de sa lecture de ce qui est, sans doute, proprement illisible, car on en sort comme sous le charme d'être encore vivant.
A la réflexion, il me semble que ce que Cap au pire laisse transpirer, à la frontière même de la mort, n'est rien d'autre que le renoncement progressif du désir à être. Ou, plutôt, pour paraphraser Deleuze, du désir d'agencement à agencer. La fin du désir, et la fin tout court, c'est quand plus rien ne parvient à être agencé, que toute forme d'agencement bascule dans la pénombre absolue. Le narrateur, Beckett, ne dit pas autre chose. Il se trouve que j'avais trouvé soudain indispensable, avant d'aller au théâtre - et cela est bien mystérieux - de réécouter l'abécédaire de Deleuze à le lettre D comme Désir. Tout art de la scène renvoie à ce désir d'agencement et là tient peut-être l'explication. A moins qu'elle ne tienne dans le fait d'avoir retiré récemment quelques instantanés de notre été corse. Une bonne photographie n'est pas de celle que l'on désire mais qui vous désire. Mon père, puis Baudrillard, m'ont expliqué cela avec une tranquillité telle qu'on ose en douter. Ou, plus simplement encore, se peut-il que mon désir lui-même ait peine à s'agencer, car le recours à Deleuze sent autant l'intime que l'esthétique. Je crois enfin que ma récente découverte du dernier film de Wenders, Don't come knockin', scénarisé par Sam Sheppard comme Paris Texas vingt ans plus tôt - mais sans l'once d'une nostalgie- et dont la mise en scène m'a tout simplement ravi - les plans à la Edward Hopper sont de pures merveilles et la fluidité onirique du montage crée une sorte d'attention jubilatoire - n'y est pas pour rien.
D comme Désir, donc. Oublions le contexte, 1972, l'anti-Oedipe, Felix Guattari et l'anti-psychiatrie d'alors, et concentrons-nous sur ce que nous dit Deleuze.
Jusque là, l'objet est toujours extrait du désir. C'est à la psychanalyse qu'il ait fait référence mais, oublions, une minute, la psychanalyse. L'objet, donc, est toujours extrait du désir et il s'agit, en philosophe, de bâtir un nouveau concept de désir. Le point de départ est d'établir ou, plutôt, de rétablir, un concept intransitif de désir. En d'autres termes, on ne désire pas quelque chose ou quelqu'un, on désire un ensemble. Le désir ne peut s'appréhender que dans un ensemble car, désirer, c'est construire un agencement. Par exemple, on ne désire pas une femme, en soi, mais une femme prise dans un contexte, une histoire, ce que Proust a si bien décrit.
Bien. Reprenons maintenant la psychanalyse puisque c'est à elle que s'affronte ce concept constructiviste du désir. En bon nietzschéen, Deleuze fait remarquer que la psychanalyse parle du désir comme les prêtres du monothéisme : ce n'est plus, certes, de pêché originel qu'il s'agit, mais de castration et de pulsion de mort, ce que l'on peut considérer comme bien pire. Ici, c'est moi qui parle, l'enjeu n'est rien d'autre que de poser un concept vitaliste du désir. Avant que de voir quels seront les quatre principaux agencements du désir, Deleuze oppose trois points à la psychanalyse :
1 L'inconscient n'est pas un théâtre - où Hamlet cotoierait Oedipe - mais un lieu de production
2 Le délire ne porte pas sur le couple papa/maman mais sur le monde entier ; le délire est cosmique
3 Le désir est au contraire un agencement de plusieurs facteurs, quatre si l'on veut bien
Lesquels ?
1 Un lieu, un état de choses
2 Un type d'énoncé, un style d'énonciation
3 L'ancrage dans un, des, territoires
4 Un processus simultané de déterritorialisation
La libido coule au sein de ces coordonnées.
Vous l'aurez compris, tout le Beckett de Cap au pire est là. Tout Beckett est là. Et, sans doute, nous en sommes tous là, pour peu que nous soyons encore des êtres désirants. Cela est vrai du guide de Chinatown, du film, ô combien agencé, de Clint Eastwood ou de Wenders, de toute production humaine. Guidée par ce désir de construire un ensemble, d'opérer un agencement, dans l'espace et le temps. N'est-ce pas là une délivrance ? Je ne peux ici m'empêcher de penser, comme souvent, à la chanson de Bob Dylan, I shall be released. Et, plus précisément, au film de Martin Scorcese consacré au concert d'adieu de ce groupe parmi les groupes que fut The Band : the last waltz, l'un des plus grands agencements de concert qui soit (et il y aurait tant à en dire ! mais je suis déjà bien long, en rattrapage, pour les lecteurs et lectrices assidus, de ces deux semaines sans post).
Dans la foulée, je viens de voir un film intitulé "la vie des autres" racontant l'écoute d'un écrivain de théâtre en 1984/85 sous l'égide de la Stasi en RDA et, mon Dieu, là encore, ce n'est que d'agencements qu'il s'agit, que cela émane du créateur ou de son scrutateur. J'en suis encore pantelant d'émotions (l'actrice principale, dans sa féminité outrageuse, n'y est sans doute pas pour rien).
Ainsi, ce que fut le communisme réel ne doit pas nous faire oublier ce qu'est le Kapital (qui lui a eu partie liée et vice et versa, dans la suraccumulation dudit Capital, je renvoie ici à Immanuel Wallerstein - toujours renvoyer à la source car, comme dit si bien le talmud, ne pas citer tes sources t'enverra en enfer). Pour finir, donc, cette phrase lumineuse de l'immense Sloterdijk extraite du "Palais de cristal", oeuvre qui ne finira pas de nous hanter : "Du capitalisme, il a fallu cependant attendre nos jours pour dire qu'il a représenté plus qu'un "rapport de production" ; depuis toujours, sa prégnance a largement dépassé ce que la figure intellectuelle du "marché mondial" pouvait désigner. Il implique le projet consistant à transposer la totalité de la vie du travail, des désirs et de l'expression artistique des êtres, dans l'immanence du pouvoir d'achat.
Il y a bien des choses que j'aurais pu développer - je suis un piètre auteur de fragments - mais on comprendra qu'il n'y ait pas, ce soir, de meilleure conclusion, provisoire, à ce sunday blog post.
Bonne semaine à toutes et tous.
PS : je ne peux m'empêcher ici, puisque l'on a parlé si longuement d'agencement, de citer une phrase de l'un des fondateurs de l'agence de photographie VIVA (1972-1982/ exposition à l'hôtel Sully), François Hers, qui se voulait proposer une alternative à l'angle d'attaque "classique" du reportage et qui écrivait ainsi en 1975 : "Pour moi, le photographe c'est quelqu'un qui ne sait pas pourquoi il fait des photos, qui poursuit une expérience intérieure, qui navigue sur une mer d'inconscient et qui se donne des repères, pour organiser son action, pour maîtriser son angoisse." D'autres que moi ont su (cela est d'ailleurs toujours aussi curieux) savent et sauront que là est la clé de cette exposition et, peut-être, de ce moment historique. Nous qui sommes tous des agenceurs du désir ne sauront là dire mieux qu'à cette époque d'après 68 où l'on réalisait des rêves... si brièvement. Le photographe Baudrillard aurait pu signer ce court manifeste si trivialement qualifié d'utopique. Les correspondances sont infinies.
S'imaginer touriste dans sa propre ville, voilà qui, on l'admettra, pourrait être un antidote possible. Ainsi de cette visite surréaliste du Chinatown de Paris mardi dernier : rendez-vous est donné par Pariscope avec le guide face à la BNP au métro Tolbiac. A l'heure dite, nous sommes déjà une vingtaine. Le voilà qui arrive, veste jaune poussin, vieux pantalon sans ceinture, chaussures ayant eu un style, empestant une eau de cologne bon marché. Son débit est pâteux - un mot sur cinq se perd au creux d'une bave à la commissure des lèvres - on le dirait levé d'une cuite mémorable. Nous aurons droit à un arrêt commenté tous les 50 mètres dans ce curieux triangle d'or où vivent, selon des chiffres raisonnables, 35 000 chinois venus tous d'Asie du sud-est (ils ont occupé, à partir des années 70, ces forêts de tours dont les français ne voulaient pas, un demi-siècle après que Chou En Lai et Deng Zhiao Ping aient habité à quelques encablures). Deux visites de lieux de cultes suivent, et voilà l'heure et demie passée. L'altérité la plus radicale est à portée, que le véhicule soit grand ou petit. J'en suis quitte pour me rémémorer mes dix-huit mois de Singapour (20 ans déjà). Et me dire que nous n'en avons pas fini avec la Chine ni, encore moins, avec la diaspora chinoise. Je connais suffisamment cet extrême-orient pour savoir que le dialogue sera aussi difficile que riche : leur actuelle domination - qui ne fait que commencer - oblige ou obligera à une conversation qui sera, pour nous occidentaux, en tous points singulière, car peu polluée par la mémoire et toute entière tournée vers l'avenir.
Clint Eastwood ne semble pas d'un autre avis qui a, autour du conflit qui opposa GI's et soldats japonais sur l'île d'Iwo Jima, en février et mars 1945, magnifiquement réalisé un diptyque en miroir, d'un front l'autre (Mémoires de nos pères/ Lettres d'Iwo Jima). Je ne me souviens pas que l'on ait ainsi choisi d'avoir une telle vision spéculaire de la guerre et je recommande vivement de voir les deux films l'un après l'autre, à une journée de distance. Que cet oeuvre ait ses imperfections est indéniable - comme toujours chez Eastwood, les ficelles dramaturgiques sont parfois un peu grosses - mais l'essentiel est ailleurs. Il y a ici une précision clinique dans l'art de démontrer combien, côté US, la propagande (et l'économie de guerre qui confine à la faillite) ne peut dissimuler une profonde lassitude de la guerre et, même, un dégoût de celle-ci : la désagrégation historique de l'Etat-Nation et de sa cristallisation face à l'ennemi est déjà en marche et annonce le Vietnam. Quelque chose ne fonctionne plus dans la mobilisation du peuple et l'inanité de ce combat aussi violent que désespéré transpire jusqu'aux combattants de l'empire nippon. Tout semble courir sur l'erre, jusqu'au code de l'honneur, sur un plan d'immanence qui n'est autre que celui de l'absurde. Le glas qui sonne au dessus des victimes est aussi celui de l'ordre occidental impérial : on change d'ère dans la sauvagerie d'une mécanique dont plus personne ne maîtrise la stratégie, Nagazaki et Hiroshima sont à quelques mois seulement. Nous vivons dans cet après-là, dans ses spasmes, mais une page de 500 ans se referme sur ces plages noires volcaniques du Pacifique que l'on retrouve au nord de Bali.
"Cap au pire" écrit Beckett, à sa manière, en 1983, revenant à sa langue maternelle quelques années avant sa mort. Il ne pourra lui-même le traduire en français tant sa détresse fut grande à l'écriture de ce court texte parcouru par une souffrance prégnante mais, aussi, par le génie singulier de cette langue balbutiante, hésitante, semblant se pasticher elle-même (comme chez le Kafka du Procès) sans que la narration n'oublie de nous emmener d'un point A à un point Z, narration qui ne semble rien d'autre que l'histoire de la dissolution ou du brouillage des derniers repères de l'existence tout autant que de la geste d'écrire. Sami Frey en fait au théâtre de l'Atelier une lecture quasimment hypnotique de sa voix si singulière. On sait désormais que Godot ne viendra plus, et la scène se vide malgré tous les efforts du narrateur pour tenter de resusciter des personnages, éclairer la pénombre, dissiper la douleur, dans une sorte de leçon inaugurale surréaliste de fin de partie. Il n'est pas besoin d'être un vieillard pour être bouleversé par les dernières pages, où l'auteur/ narrateur finit par renoncer et sombrer dans ce trou noir de l'être où le temps, l'espace, la chair, le verbe lui-même, semblent se dissiper irrémédiablement dans un virtuel déspinalisé, avant le noir complet. "Derrière le rideau, il n'y a rien" lançait un Hegel presque goguenard, ici il ne tombe même plus. La salle finit par comprendre qu'il convient d'applaudir, le plus chaleureusement possible, pour ne pas elle aussi verser dans cet outre-monde spectral. On se souviendra que, plus de trente ans plus tôt, le vagabond Molloy se prenait encore au jeu de la vie, en translatant des cailloux d'une poche l'autre de son manteau, que Vladimir et Estragon étaient taquinés par l'espoir et une ironie aussi mordante que crépusculaire. Cap au pire figure a contrario une sorte d'élégie déstructurée à l'extinction des derniers feux, à l'extinction de la vie : derniers soubresauts avant la mort d'un homme, mais d'un homme qui était aussi un monde, qui portait avec lui un univers singulier qui ne pourra manquer de disparaître avec lui. Ce chant là est inscrit dans notre ADN car comment expliquer autrement que quelque chose crie en nous à l'écoute de ce texte ? On ne remerciera jamais assez Sami Frey de sa lecture de ce qui est, sans doute, proprement illisible, car on en sort comme sous le charme d'être encore vivant.
A la réflexion, il me semble que ce que Cap au pire laisse transpirer, à la frontière même de la mort, n'est rien d'autre que le renoncement progressif du désir à être. Ou, plutôt, pour paraphraser Deleuze, du désir d'agencement à agencer. La fin du désir, et la fin tout court, c'est quand plus rien ne parvient à être agencé, que toute forme d'agencement bascule dans la pénombre absolue. Le narrateur, Beckett, ne dit pas autre chose. Il se trouve que j'avais trouvé soudain indispensable, avant d'aller au théâtre - et cela est bien mystérieux - de réécouter l'abécédaire de Deleuze à le lettre D comme Désir. Tout art de la scène renvoie à ce désir d'agencement et là tient peut-être l'explication. A moins qu'elle ne tienne dans le fait d'avoir retiré récemment quelques instantanés de notre été corse. Une bonne photographie n'est pas de celle que l'on désire mais qui vous désire. Mon père, puis Baudrillard, m'ont expliqué cela avec une tranquillité telle qu'on ose en douter. Ou, plus simplement encore, se peut-il que mon désir lui-même ait peine à s'agencer, car le recours à Deleuze sent autant l'intime que l'esthétique. Je crois enfin que ma récente découverte du dernier film de Wenders, Don't come knockin', scénarisé par Sam Sheppard comme Paris Texas vingt ans plus tôt - mais sans l'once d'une nostalgie- et dont la mise en scène m'a tout simplement ravi - les plans à la Edward Hopper sont de pures merveilles et la fluidité onirique du montage crée une sorte d'attention jubilatoire - n'y est pas pour rien.
D comme Désir, donc. Oublions le contexte, 1972, l'anti-Oedipe, Felix Guattari et l'anti-psychiatrie d'alors, et concentrons-nous sur ce que nous dit Deleuze.
Jusque là, l'objet est toujours extrait du désir. C'est à la psychanalyse qu'il ait fait référence mais, oublions, une minute, la psychanalyse. L'objet, donc, est toujours extrait du désir et il s'agit, en philosophe, de bâtir un nouveau concept de désir. Le point de départ est d'établir ou, plutôt, de rétablir, un concept intransitif de désir. En d'autres termes, on ne désire pas quelque chose ou quelqu'un, on désire un ensemble. Le désir ne peut s'appréhender que dans un ensemble car, désirer, c'est construire un agencement. Par exemple, on ne désire pas une femme, en soi, mais une femme prise dans un contexte, une histoire, ce que Proust a si bien décrit.
Bien. Reprenons maintenant la psychanalyse puisque c'est à elle que s'affronte ce concept constructiviste du désir. En bon nietzschéen, Deleuze fait remarquer que la psychanalyse parle du désir comme les prêtres du monothéisme : ce n'est plus, certes, de pêché originel qu'il s'agit, mais de castration et de pulsion de mort, ce que l'on peut considérer comme bien pire. Ici, c'est moi qui parle, l'enjeu n'est rien d'autre que de poser un concept vitaliste du désir. Avant que de voir quels seront les quatre principaux agencements du désir, Deleuze oppose trois points à la psychanalyse :
1 L'inconscient n'est pas un théâtre - où Hamlet cotoierait Oedipe - mais un lieu de production
2 Le délire ne porte pas sur le couple papa/maman mais sur le monde entier ; le délire est cosmique
3 Le désir est au contraire un agencement de plusieurs facteurs, quatre si l'on veut bien
Lesquels ?
1 Un lieu, un état de choses
2 Un type d'énoncé, un style d'énonciation
3 L'ancrage dans un, des, territoires
4 Un processus simultané de déterritorialisation
La libido coule au sein de ces coordonnées.
Vous l'aurez compris, tout le Beckett de Cap au pire est là. Tout Beckett est là. Et, sans doute, nous en sommes tous là, pour peu que nous soyons encore des êtres désirants. Cela est vrai du guide de Chinatown, du film, ô combien agencé, de Clint Eastwood ou de Wenders, de toute production humaine. Guidée par ce désir de construire un ensemble, d'opérer un agencement, dans l'espace et le temps. N'est-ce pas là une délivrance ? Je ne peux ici m'empêcher de penser, comme souvent, à la chanson de Bob Dylan, I shall be released. Et, plus précisément, au film de Martin Scorcese consacré au concert d'adieu de ce groupe parmi les groupes que fut The Band : the last waltz, l'un des plus grands agencements de concert qui soit (et il y aurait tant à en dire ! mais je suis déjà bien long, en rattrapage, pour les lecteurs et lectrices assidus, de ces deux semaines sans post).
Dans la foulée, je viens de voir un film intitulé "la vie des autres" racontant l'écoute d'un écrivain de théâtre en 1984/85 sous l'égide de la Stasi en RDA et, mon Dieu, là encore, ce n'est que d'agencements qu'il s'agit, que cela émane du créateur ou de son scrutateur. J'en suis encore pantelant d'émotions (l'actrice principale, dans sa féminité outrageuse, n'y est sans doute pas pour rien).
Ainsi, ce que fut le communisme réel ne doit pas nous faire oublier ce qu'est le Kapital (qui lui a eu partie liée et vice et versa, dans la suraccumulation dudit Capital, je renvoie ici à Immanuel Wallerstein - toujours renvoyer à la source car, comme dit si bien le talmud, ne pas citer tes sources t'enverra en enfer). Pour finir, donc, cette phrase lumineuse de l'immense Sloterdijk extraite du "Palais de cristal", oeuvre qui ne finira pas de nous hanter : "Du capitalisme, il a fallu cependant attendre nos jours pour dire qu'il a représenté plus qu'un "rapport de production" ; depuis toujours, sa prégnance a largement dépassé ce que la figure intellectuelle du "marché mondial" pouvait désigner. Il implique le projet consistant à transposer la totalité de la vie du travail, des désirs et de l'expression artistique des êtres, dans l'immanence du pouvoir d'achat.
Il y a bien des choses que j'aurais pu développer - je suis un piètre auteur de fragments - mais on comprendra qu'il n'y ait pas, ce soir, de meilleure conclusion, provisoire, à ce sunday blog post.
Bonne semaine à toutes et tous.
PS : je ne peux m'empêcher ici, puisque l'on a parlé si longuement d'agencement, de citer une phrase de l'un des fondateurs de l'agence de photographie VIVA (1972-1982/ exposition à l'hôtel Sully), François Hers, qui se voulait proposer une alternative à l'angle d'attaque "classique" du reportage et qui écrivait ainsi en 1975 : "Pour moi, le photographe c'est quelqu'un qui ne sait pas pourquoi il fait des photos, qui poursuit une expérience intérieure, qui navigue sur une mer d'inconscient et qui se donne des repères, pour organiser son action, pour maîtriser son angoisse." D'autres que moi ont su (cela est d'ailleurs toujours aussi curieux) savent et sauront que là est la clé de cette exposition et, peut-être, de ce moment historique. Nous qui sommes tous des agenceurs du désir ne sauront là dire mieux qu'à cette époque d'après 68 où l'on réalisait des rêves... si brièvement. Le photographe Baudrillard aurait pu signer ce court manifeste si trivialement qualifié d'utopique. Les correspondances sont infinies.